La plupart des observateurs de l'industrie s’attendent à ce que les agences antitrust posent de sérieuses questions avant d’approuver le rachat du britannique ARM par l'américain Nvidia pour 40 milliards de dollars. D’une part, il s’agit de la plus grosse acquisition jamais réalisée dans le secteur des micro-processeurs et d’autre part, elle place toute l'industrie des processeurs mobiles sous le contrôle de Nvidia. Certes, le fait que le concepteur britannique détienne un quasi-monopole dans l'industrie des smartphones est incontestable : pratiquement chaque smartphone fabriqué tourne avec une puce basée sur un design ARM. Ce dernier développe l'architecture des processeurs et la logique associée, puis en concède la licence à des entreprises comme Apple, Qualcomm ou Samsung . Ces licenciés peuvent, selon les termes du contrat, en modifier le design pour les personnaliser et les fabriquer. 

Détenir le monopole d’un composant indispensable pour faire tourner tous les smartphones du marché donnerait à Nvidia un pouvoir énorme et lui permettrait théoriquement d’occuper une position dominante. Le fabricant de puces aurait également la capacité de pousser ARM à se développer dans l'industrie des serveurs, et de conclure des contrats avantageux avec les entreprises qui fabriquent des serveurs ARM avec des accélérateurs Nvidia (on ne peut pas démarrer avec des GPU). Mais le CEO de Nvidia Jensen Huang ne voit pas les choses ainsi. Dimanche, lors d'une conférence téléphonique avec des analystes, M. Huang a longuement fait valoir que la propriété intellectuelle d'ARM compléterait les activités existantes de Nvidia et aiderait ARM à accélérer sa propre feuille de route technologique. Il a aussi rappelé l'acquisition du géant des réseaux Mellanox par Nvidia, pour « seulement 7 milliards de dollars », dont l’accord avait été signé en mars et conclu en avril dernier. 

Le co-fondateur en faveur d’une « solide enquête antitrust » 

C’est le co-fondateur d'ARM, Hermann Hauser qui a réclamé « une solide enquête antitrust ». Ce dernier a déclaré à la BBC que Softbank, le conglomérat japonais qui prévoyait de vendre ARM à Nvidia dans le cadre de l’accord de 40 milliards de dollars, était neutre pour ce qui est de l'octroi de licences pour la technologie ARM à des sociétés comme Apple, Qualcomm et Samsung. « Softbank étant un énorme conglomérat couvrant plusieurs industries, les pratiques d'ARM en matière de licences étaient essentiellement neutres. Mais Nvidia devra concéder la technologie ARM à ses rivaux, ce qui remet en question implicitement la neutralité du britannique, et fait douter que ces entreprises seront traitées de manière égale », a déclaré M. Hauser. « Si ARM passe dans le giron de Nvidia, la plupart des licenciés seront des concurrents de Nvidia, et ils chercheront forcément une alternative », a encore déclaré le co-fondateur. La question sera alors, bien sûr, de savoir quelle alternative. Sur le marché des serveurs, on pense forcément à Intel, AMD et quelques fournisseurs chinois de processeurs. L’architecture RISC-V est ouverte et libre et peut être développée indépendamment d'ARM, mais cette piste est encore peu exploitée pour l'instant. Sur le marché des smartphones, il n'y a guère d'autre choix qu'ARM depuis le retrait d'Intel. 

Pour Jensen Huang, Nvidia et ARM sont « complémentaires » 

Évidemment, ce n’est pas l’avis de M. Huang. Dimanche soir, au cours d'une conversation téléphonique avec des analystes, le CEO a déclaré que les agences de régulation étaient « logiques » et que leur rôle était « de protéger la concurrence sur les marchés ». « Comme vous le savez, avec le récent rachat de Mellanox, nous pouvons nous targuer d’une expérience assez importante des systèmes de régulations », a déclaré M. Huang. « Ce que je peux vous dire à propos des discussions sur la réglementation, c'est que ce sont la logique et la protection de la concurrence sur les marchés qui priment. Comme dans le cas de MellanoxNvidia et ARM sont tout à fait complémentaires », a poursuivi M. Huang. « Nvidia ne conçoit pas de CPU et nous n'avons pas de jeu d'instructions pour les CPU. Nvidia n'accorde pas de licence de propriété intellectuelle aux sociétés de semi-conducteurs et, de ce fait, nous ne sommes pas concurrents. Et nous avons bien l'intention d'y ajouter de la propriété intellectuelle. De plus, contrairement à ARM, Nvidia n’intervient pas sur le marché des téléphones portables. Encore une fois, les deux entreprises sont très complémentaires. Les clients comme les agences de régulation sauront apprécier les avantages de ce rapprochement : nous voulons combiner l'ingénierie et la technique, la capacité R&D des deux entreprises, afin d'accélérer le développement de la technologie pour le vaste écosystème d'ARM », a conclu M. Huang. 

Simon Segars, actuel directeur général d'ARM, a abondé dans ce sens. « Quiconque veut construire une puce, Nvidia pourra lui en fournir la technologie », a-t-il déclaré. « C'est sur cette valeur que ARM a réussi et ce serait très destructeur de faire autre chose ». Selon M. Huang, le partenariat Nvidia-ARM servira de levier pour accélérer le développement de CPU pour serveurs comme le Gravitron d'Amazon, un CPU 64-bit ARM personnalisé qu'Amazon utilise dans ses propres datacenters EC2, ou les CPU Jetson de Nvidia pour l'informatique edge. « Le supercalculateur Fugaka de Fujitsu, construit avec des puces ARM, est le plus puissant du monde », a ajouté M. Huang. Les concurrents seront-ils d'accord avec M. Huang ? Quid également du Ministère américain de la Justice ou de l'Union européenne ? Si l'histoire tient la route, l'accord ne sera pas conclu avant au moins un an. C’est aussi l’estimation de M. Huang qui pense que cela prendra un an, voire plus. Les éventuels licenciés de Nvidia disposent de tout le temps nécessaire pour peser le pour et le contre de cet accord. Ou pour se préparer à porter l’affaire devant les tribunaux.