Le Monde Informatique : Les lecteurs vous ont nommée Personnalité IT 2025. Quel est votre sentiment ?
Martine Gouriet : Je suis très fière et très honorée de succéder à Bruno Marie-Rose, une personne que j’admire beaucoup sur le plan sportif et professionnel. Je pense aussi que cette distinction est la reconnaissance d’un travail personnel et collectif avec toutes les équipes d’EDF et les partenaires avec qui je travaille.
Pouvez-vous définir le périmètre de votre poste ?
Je suis directrice transformation numérique, usages et innovation chez EDF au sein de la direction de la transformation et efficacité opérationnelle (DTEO), qui s’occupe des projets transverses du groupe dont le numérique. En ce qui me concerne, j’ai en charge trois sujets. Le premier est de piloter l’adoption des usages du numérique pour les salariés avec la mise en place d’outils à l’état de l’art, simples et sécurisés. Le deuxième sujet porte sur les usages transversaux notamment avec l’IA. Enfin, le troisième sujet traite des questions de souveraineté où je suis chef de file chez EDF sur la problématique de souveraineté numérique. J’adresse ce sujet au niveau européen dans le cadre de l’association Gaia-X.
Dans le domaine de l’IA, où en êtes-vous aujourd’hui ?
Nous avons lancé une IA interne qui s’appelle Watt ?. Comme dans beaucoup de sociétés, il y a un engouement extrêmement fort des salariés. Avec l’assistant, les collaborateurs peuvent interroger simplement l’intranet d’EDF et utiliser également des fonctions d’IA générative. Dans ce cadre, deux usages sont plébiscités : le compte rendu de réunion et la synthèse de documents. Cela se fait de manière très sécurisée avec des données allant jusqu’au niveau C2 [NDLR : les données d’EDF sont classées selon leur sensibilité C1,C2, C3]. L’outil est simple d’utilisation avec un portail multi-LLM intégrant notre partenariat avec Mistral.
Comment se passe l’acculturation ?
Le sujet est que l’adoption de l’IA soit la plus large possible. Nous fournissons des outils, mais également des moyens d’acculturation et de la formation pour que chacun et chacune puisse s’en emparer. Par ailleurs, le dialogue social est important. Nous avons travaillé avec les organisations syndicales pour faire adopter cinq principes sur l’IA générative avec une IA sécurisée, éthique, transparente et non discriminatoire au service des utilisateurs et des métiers pour plus de performances. Il faut lever quelques craintes comme le fait d’être remplacé par l’IA. Notre motto est de dire : ne craignez pas d’être remplacé par l’IA, testez, et puis surtout de dire que ça va vous aider.
De plus en plus de projets IA partent des métiers, est-ce votre cas ?
Oui, le pilotage de l’IA se fait de manière globale et donc avec l’ensemble des métiers. L’IA s’invite de plus en plus dans les processus métiers et nous travaillons fortement sur des centaines de cas d’usage. Certains sont plus aboutis que d’autres.
Arrivez-vous à calculer un ROI des projets IA ?
Nous y arrivons, mais vous dire que c’est évident, non. Nous travaillons sur des calculs d’efficacité pour dégager des ROI, mais la tâche est difficile.
Dans vos prérogatives, vous êtes en charge de la mise à disposition auprès des collaborateurs d’outils numériques avec la volonté d’aller vers des solutions souveraines. Quelle est votre stratégie en la matière ?
Comme tout le monde, nous disposons d’outils fournis par des hyperscalers, mais nous essayons d’avoir une politique différenciée selon la sensibilité des données. C’est un sujet qui nous tient à cœur. Dans ce cadre, nous avons négocié avec Bleu et S3NS des contrats de cloud de confiance. Par ailleurs, nous avons également annoncé que, pour notre messagerie sécurisée, nous allons utiliser l’offre Private Discuss de l’éditeur français Piman pour les conférences. Cela ne veut pas dire que nous allons abandonner Teams pour autant.
Sur la partie cloud de confiance, vous n’avez pas retenu de fournisseur uniquement français. Pourquoi ?
Les lauréats ont été retenus à l’issue d’un appel d’offres qui était totalement ouvert et c’est le processus qui a fini par choisir S3NS et Bleu.
Qu’est-ce qu’il manque aux acteurs français pour remporter ce type de contrat ?
Ils sont encore trop petits et leurs catalogues de services sont réduits. Je crois vraiment au développement d’offres européennes et des initiatives sont en cours. Mais sans ce type d’offre, je pense que ça va être difficile.
Sur le plan européen, vous pensez au schéma de certification EUCS ?
Oui, nous y travaillons beaucoup au sein de l’association Gaia-X. Elle est chargée d’élaborer des standards d’échanges de données et des espaces de données s’appuyant sur les clouds de confiance. Récemment, nous avons lancé Gaia-X niveau 3, un label de confiance européen, qui est un peu l’équivalent de SecNumCloud. Cette initiative est née car les discussions sur l’EUCS se sont enlisées depuis 5 ans. Avec le niveau 3, nous pouvons avoir des offres souveraines immunes aux lois extraterritoriales pour les données les plus sensibles en complément des offres des hyperscalers sur les données les moins sensibles.
Au sein de Gaia-X, vous parlez d’espace de données. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Gaia-X ne crée pas d’espace de données. En tant qu’association, nous élaborons des standards pour fixer un cadre de confiance pour ces espaces. Une de mes grandes fiertés cette année est la création pour la filière nucléaire de Data for Nuclear X, un endroit pour échanger des données de manière sécurisée et souveraine. Cette filière est constituée de 2 000 entreprises dont 80% sont des PME. Ce lieu d’échange est absolument crucial pour la performance et l’efficacité dans le cadre de la construction de nouveaux réacteurs.
Vous êtes aussi très impliquées dans la présence des femmes dans l’IT. Quelles sont vos ambitions en la matière ?
Nous recrutons des jeunes et des femmes. Dans la filière numérique chez EDF, nous sommes environ 4 900 personnes dont 24% de femmes. Notre objectif est de porter ce taux à 40% d’ici à 2040. Pour y arriver, il faut dépenser beaucoup d’énergie et rappeler sans relâche que l’IT n’est pas réservé qu’aux hommes. En fait, l’IT c’est beaucoup de pilotage, de transformation et de relations sociales.
Vous menez des campagnes sur ce sujet ?
Nous avons plein d’initiatives en mettant en avant des rôles modèles. Nous accueillons par exemple des classes de seconde avec des stages 100% féminin. Par ailleurs, nous sommes liés à des associations qui travaillent sur le sujet comme Femmes Numériques ou Elles Bougent. L’objectif est d’inciter les filles à découvrir les métiers de l’IT pas seulement au niveau des écoles d’ingénieur, mais avant.
Quels sont les sujets importants pour 2026 ?
Je pense qu’il va y avoir trois sujets : souveraineté, data et IA. La souveraineté est un thème sur lequel EDF travaille depuis longtemps. Il est monté en puissance cette année et en 2026 il va être encore plus prégnant. Il faut savoir que nous abordons ce sujet autour de trois risques. Le premier est la dépendance à un fournisseur avec la capacité de pouvoir en changer. Le second est que nos données soient lues par un Etat ou une organisation notamment avec l’extraterritorialité des lois. Enfin, le dernier risque porte sur la prise de contrôle, c’est-à-dire quelqu’un, quelque part décide d’arrêter nos systèmes. La souveraineté, c’est pouvoir se prémunir de ces trois risques.
Sur la dépendance technologique, certains DSI parlent notamment des relations commerciales difficiles avec Broadcom sur VMware. Est-ce votre cas ? Envisagez-vous des solutions alternatives ?
Nous ne faisons pas exception. Les négociations ont été âpres mais elles ont été conclues. Nous réfléchissons aussi à trouver une solution de rechange.
Le second sujet important pour 2026 est la data, quelles sont les orientations ?
Je pense que les espaces de données comme celui que nous avons construit sur le nucléaire sont des sujets qui vont bouger dans les prochaines années. Le secteur de l’aéronautique est en train de construire son espace nommé Decade X. En Europe, il y a 130 espaces de données qui sont déclarés dont la plupart sont encore à l’état de recherche et développement. Les prochains espaces doivent être beaucoup plus opérationnels comme le nôtre au service des métiers pour gagner en performance et pour qu’on ait des processus qui soient plus efficients, faciles et rapides.
Sur l’IA, à quoi faut-il s’attendre ?
Ce qui va se développer au niveau européen, ce sont des IA verticales avec la capacité pour les IA de travailler avec des données spécifiques à des secteurs, par exemple sur des données industrielles dans le cas d’EDF. Pour faire cela, il y a besoin de données qui ne sont pour l’instant pas très visibles et très peu échangées.