« Facebook est typiquement une anti-référence pour un réseau social d'entreprise à usage interne », admet volontiers Arnaud Rayrole, directeur général du cabinet Useo. Cela ne préjuge en rien, bien sûr, des usages pertinents du réseau social en communication vis-à-vis de l'extérieur. Mais la méconnaissance par les entreprises de la réalité du « 2.0 » en général et des réseaux sociaux destinés à l'interne en particulier, ainsi que les errements dans les usages, risquent d'avoir comme conséquences de nombreux échecs et l'abandon d'une source potentielle de grandes valeurs ajoutées. Les outils, eux, proposent pourtant toujours plus de fonctions, pour le meilleur comme pour le pire puisqu'un outil puissant en de mauvaises mains peut faire beaucoup de dégâts.

Une offre très étendue et écartelée

Useo a analysé les principaux outils disponibles sur le marché des réseaux sociaux d'entreprises pour les positionner en termes de services offerts sur deux axes, le relationnel (création de relations entre individus et échanges de documents) et le conversationnel (échanges d'informations, de commentaires, de liens...). L'étude se télécharge gratuitement sur le site Internet du cabinet et comporte aussi une partie sur les usages.

Les offres les plus riches sont les plus à même de stimuler les échanges et les partages pertinents, générateurs d'intelligence collective et donc de valeur ajoutée importante. Si les critères d'Useo sont devenus plus sévères que l'an passé, les offres se sont malgré tout déplacées dans la carte de positionnement vers le carré nommé « intelligence collective », ce qui prouve leur forte évolution fonctionnelle. Les plus matures sont pour la plupart de type SaaS (Software as a service), les progiciels vendus comme tels ayant tendance à se focaliser sur les partages documentaires et la relation interindividuelle, donc, sur la partie « relationnelle » de la carte (voir encadré). Les offres open-source sont globalement beaucoup moins riches fonctionnellement et se concentrent dans le bas de la carte.

Tendances 2011 : intégration multi-flux et émulation

Le marché est également largement écartelé entre offres d'acteurs classiques à tendance collaborative, destinées à des entreprises conservatrices déjà clientes, et offres réellement « sociales » émanant pour l'essentiel de nouveaux acteurs (avec l'exception notable d'IBM). Arnaud Rayrole anticipe : « 2011 sera soit l'année de la rupture, soit celle de l'absorption ». En 2010, plusieurs fonctions se sont généralisées dans la plupart des outils : boites à idées, votes sur les contributions, suggestions de mises en relation, etc. 

Une grande tendance en 2011 est l'intégration multi-flux. Il s'agit de gérer les flux externes (notamment d'outils publics comme Microsoft Live Messenger, Facebook ou Twitter) tant en entrée (intégration des contributions réalisées sur ces outils dans le réseau interne) qu'en sortie (déport d'une contribution choisie sur un outil externe). D'une manière générale, l'interopérabilité reste le grand défi des outils sociaux. La gestion d'identité doit pouvoir être supportée (voire remplacée) par la gestion d'identité du système d'information de l'entreprise. De même, tous les outils collaboratifs et sociaux doivent pouvoir communiquer entre eux, de la GED à la messagerie instantanée. Tout cela n'est pour l'instant qu'un doux rêve. « Il n'y aura jamais le réseau social unique de l'entreprise mais plutôt une juxtaposition de plusieurs outils qu'il faudra bien fédérer, alors qu'à ce jour aucun standard le permettant n'arrive à émerger, même si certaines plates-formes techniques sont communes à plusieurs outils comme Microsoft Sharepoint », regrette Arnaud Rayrole.

Des scores d'implication dans l'outil

L'année 2011 devrait surtout être celle de l'émulation entre participants par la création de « badges » comportant des scores d'implication dans l'outil. Or, les algorithmes à l'origine des scores sont encore très obscurs et clairement pas très au point. Arnaud Rayrole juge cependant l'offre d'IBM/Lotus un peu meilleure en la matière.

Deux types de critères sont pris en compte : le nombre de contributions et l'appréciation faite par les autres participants des dites contributions. Or un tel badge peut avoir de sérieux effets pervers : le quantitatif peut être privilégié sur le qualitatif, incitant les participants à multiplier les postures d'affichage voire les contributions consensuelles au lieu de fournir de la valeur ajoutée. Censé délivrer de l'intelligence collective, le réseau social pourrait se transformer en café du commerce en ligne, le pilier de bar devenant le plus valorisé des utilisateurs. Pire, en détournant la finalité du score, des manipulateurs ne fournissant pas de valeur ajoutée réelle pourraient se valoriser de façon outrancière auprès d'une hiérarchie focalisée sur des chiffres bruts.

Pas d'évaluation légale basée sur un score d'outil social

L'article 10 de la loi « Informatique et Libertés » spécifie qu' « aucune autre décision produisant des effets juridiques à l'égard d'une personne ne peut être prise sur le seul fondement d'un traitement automatisé de données destiné à définir le profil de l'intéressé ou à évaluer certains aspects de sa personnalité. » Or il semble avéré que certaines entreprises sont tentées d'user des scores dans les outils sociaux lors des évaluations annuelles. Certes, cette utilisation reste marginale mais pourrait constituer un facteur différenciant lors des discussions salariales. A plusieurs reprises en présentant l'étude à la presse, Arnaud Rayrole a insisté sur la nécessité de réfléchir à ce qu'impliquent ces outils dans les entreprises en associant les partenaires sociaux. [[page]]Parmi les autres sujets juridiques à discuter de toute urgence entre direction et représentants du personnel, Arnaud Rayrole a mentionné : la durée de conservation des informations (grand cheval de bataille de la CNIL), la capacité pour chacun de savoir exactement ce qui est stocké le concernant... Cette dérive de l'évaluation par le score est particulièrement gênante mais est loin d'être la seule. Or, la multiplication des usages inappropriés ou d'emplois inadéquats d'outils pourrait être source d'échecs répétés voire de conflits. Face à une promesse crédible de développement de l'intelligence collective, les échecs peuvent générer une forte désillusion, une sorte d'éclatement d'une « bulle 2.0 ». Les entreprises pourraient dès lors se détourner des outils sociaux, renonçant de fait à l'importante création de valeur qui peut en être issue.

« L'implémentation d'outils sociaux doit être considérée comme un projet de transformation de l'entreprise alors qu'elle est gérée empiriquement » regrette Arnaud Rayrole. Il est donc nécessaire de mieux organiser le projet côté Maîtrise d'ouvrage (MOA) : l'implémentation d'un outil social n'est pas un projet informatique. Malgré tout, c'est souvent le DSI qui se retrouve pilote ! La DRH est absente dans la plupart des projets : depuis des années, elle semble se centrer sur les plans sociaux et la gestion administrative du personnel. Or la logique « fiches de postes » n'est guère celle des outils sociaux ! Gérer les talents grâce à ces outils semble délicat pour les DRH actuels. Un consultant assistant à la présentation à la presse de l'étude Useo a déclaré : « les DRH sont plutôt des freins car ils ont du mal à prendre le train en marche alors qu'on leur demande d'être les chauffeurs. » Du coup, c'est souvent la communication interne voire le marketing qui représentent les métiers aux côtés de la DSI.

Pour une stratégie de petits pas gagnants

Face à cette situation, Useo recommande de développer des outils où l'utilisation générera des bénéfices rapides avant de poursuivre vers des outils aux bénéfices certes plus importants mais plus longs et délicats à obtenir. Cette stratégie de petits pas gagnants évite la désillusion. « La grand difficulté est de passer du communautaire au conversationnel, la mise en relation en elle-même n'étant plus aujourd'hui une réelle difficulté » indique Arnaud Rayrole. Or la valeur ajoutée importante est dans l'intelligence collective qui associe conversationnel et relationnel. Il faut donc multiplier les outils de dialogue et de collaboration avant d'évoluer.

Une stratégie possible pourrait être qualifiée de « darwinienne » : multiplier les essais et ne conserver que ce qui marche au bout d'un délai raisonnable. Cette stratégie a cependant l'inconvénient du manque de cohérence globale. Pour Useo, six points forts peuvent être constatés sur la situation actuelle des outils sociaux :
- Les outils sociaux ont une légitimité indéniable ;
- Les applications les plus diverses se voient dotées d'un « potentiel social » croissant (tout est « 2.0 ») ;
- Les entreprises sont cependant sous la menace d'une forte désillusion ;
- Le marché est écartelé entre vieux leaders des outils collaboratifs, conservateurs, et les jeunes pousses dynamiques et innovantes au risque de faire peur aux organisations stabilisées ;
- Les entreprises manquent de structuration de leur démarche de transformation 2.0 (côté MOA) ;
- Passer par des projets moins sophistiqués que l'outil idéal sera un passage obligé.
La longue route du 2.0 n'est donc pas encore arrivée à son terme.