Adoptés à marche forcée pour doper la productivité, les outils d’IA générative se sont imposés dans de nombreuses entreprises sans réelle réflexion sur leur intégration dans les processus de travail. Résultat : de plus en plus de collaborateurs évoquent une forme d’épuisement lié aux requêtes: la prompt fatigue. En cause, la nécessité de formuler, ajuster et réajuster sans cesse leurs requêtes pour obtenir des résultats pertinents.
Depuis deux décennies, le travail intellectuel reposait sur un modèle de « recherche et assemblage » : interroger Google, collecter des informations puis les recomposer. Avec les grands modèles de langage (LLM), ce paradigme bascule vers un schéma « questionner et affiner », explique Leslie Joseph, analyste principal chez Forrester. « Désormais, vous avez cette IA toute-puissante, capable d’assembler des données et de produire un contenu cohérent, mais qui reste peu fiable », observe-t-il. L’utilisateur doit donc reformuler ses invites, tester différents angles et casser son flux de concentration, au détriment de la réflexion profonde.
Trois causes majeures d’épuisement
Ramprakash Ramamoorthy, directeur recherche IA chez ManageEngine, identifie trois sources principales de cette fatigue : le choix du modèle à utiliser, la formulation initiale de la requête et les itérations successives pour obtenir une réponse satisfaisante. La difficulté est aggravée par le fait que les LLM ne reconnaissent pas leurs zones d’incertitude. « Ces systèmes ne disent jamais “je ne sais pas”. Ils confortent l’utilisateur, même lorsqu’ils se trompent », souligne-t-il. Cet excès de confiance peut paradoxalement réduire l’efficacité : certaines tâches se révèlent plus rapides à effectuer manuellement que via plusieurs modèles d’IA.
Au-delà de la productivité immédiate, l’usage massif des LLM interroge sur l’apprentissage et la montée en compétences. Selon Aaron McEwan, VP Advisory chez Gartner, les gains varient selon l’expérience des utilisateurs : les profils juniors en tirent un vrai bénéfice, alors que les plus expérimentés voient leur efficacité diminuer. Une étude de METR, spécialisée dans l'évaluation des outils d'IA a montré que des développeurs chevronnés perdaient 19 % de productivité en travaillant avec une IA, tout en ayant l’impression d’aller plus vite. Le risque est aussi cognitif : « À force de chercher la réponse toute faite, on court-circuite le processus de pensée critique qui forge l’expertise et la sagesse », alerte Aaron McEwan. Ramprakash Ramamoorthy compare cela à la disparition de la mémorisation des numéros de téléphone avec l’arrivée des smartphones : « Avec les LLM, on perd peu à peu l’habitude de rédiger une réponse soi-même. »
Quand l’IA affaiblit les liens sociaux
L'éreintement touche aussi à la dimension sociale du travail. Selon Julia Freeland Fisher, chercheuse à l’Institut Clayton Christensen, l’usage croissant des outils d’IA affaiblit les « liens faibles » au sein des entreprises ces relations périphériques avec des collègues ou partenaires que l’on ne sollicite pas tous les jours mais qui enrichissent l’écosystème professionnel. « Les gens se tournent vers les bots pour leur accessibilité et leur réactivité, au détriment des échanges humains », explique-t-elle.
La conséquence immédiate est une perte d’accès à l’information informelle et au capital social véhiculé par les réseaux. À plus long terme, c’est la collaboration, la créativité et la capacité d’innovation qui risquent de s’atrophier. Plutôt que de s’enfermer dans ces usages, elle suggère d’explorer une autre culture de produits d'IA conçus pour favoriser la connexion humaine. Elle cite Boardy, Series et Climb Together comme exemples prometteurs et encourage un état d’esprit de croissance et d’engagement actifs : « Chaque fois que je m’appuie sur l’IA, je devrais aussi chercher le dialogue avec mes collègues et élargir mes connexions. »
L’illusion de progrès
Binny Gill, fondateur de Kognitos, pointe une autre limite : l’illusion de rapidité. Les LLM donnent souvent l’impression qu’un projet progresse vite, avant de contraindre l’utilisateur à revenir en arrière à cause d’erreurs accumulées. « Pendant que vous travaillez, l’IA peut revenir sur des tâches déjà accomplies, et l’on se demande constamment : « Est-ce que j’atteindrai un jour les 100 % ? » On avance d’un pas, on recule de deux », explique Binny Gill, qui identifie cette frustration comme la source d’une fatigue rapide.
Pour réduire cette spirale, il recommande de découper les projets en petites étapes vérifiables, de réinitialiser régulièrement le contexte en ouvrant une nouvelle session ou encore de changer de modèle. « Ce qu’un LLM ne résout pas, un autre peut l’apporter. Comme avec les humains : si l’un n’a pas la solution, on en consulte un autre », explique-t-il. Aaron McEwan, estime de son côté que ces bonnes pratiques ne devraient pas rester théoriques. Elles doivent être intégrées dans la formation continue et renforcées par du coaching sur le terrain. « C’est là que l’expérience des employés seniors prend tout son sens : accompagner les juniors, vérifier la qualité de leur travail, et partager des méthodes concrètes au-delà des cours en salle », observe-t-il.
Une responsabilité collective
Au-delà des usages individuels, les entreprises restent en première ligne pour encadrer l’adoption de l’IA générative. Pour Leslie Joseph, analyste principal chez Forrester, l’enjeu ne peut se limiter à des indicateurs de productivité. « Il s’agit d’un changement psychologique autant que structurel, qui doit être accompagné au niveau organisationnel », avertit-il. Les fournisseurs d’IA partagent cette responsabilité. Binny Gill met en garde contre les promesses exagérées et recommande d’adopter l’IA progressivement, pour que les utilisateurs construisent leur confiance.
Certaines organisations privilégient une approche pragmatique. Sergey Perevozchikov, CEO de White Label PR (agence de communication), laisse ses collaborateurs tester différents outils et conserver ceux qui leur conviennent. Cette liberté alimente aussi un partage de pratiques lors des réunions d’équipe. Pour Sergey Perevozchikov, la fatigue des invites n’est finalement qu’un symptôme d’un problème plus large, déjà observé avec la « Zoom fatigue » : le temps excessif passé devant l’écran. « La meilleure solution n’est pas toujours un autre outil, mais parfois simplement de sortir prendre l’air », rappelle-t-il.