Les technologies de l'information ont beau être un domaine jeune, moderne, cela ne veut pas dire pour autant que les entreprises du secteur soient particulièrement créatives. Aux quelque 250 personnes qui avaient pris le temps de lever le nez de leur guidon pour venir assister aux sessions de l'Université du SI (USI 2009) d'Octo Technology la semaine dernière à Paris, Luc de Brabandère, directeur associé du Boston Consulting Group, a offert une heure de réflexion collective extrêmement enrichissante sur l'innovation et la créativité. Et l'ingénieur et docteur en philosophie belge, qui a illustré ses propos avec de multiples cartoons, a conclu sur la nécessité de douter, de changer sa perception du monde, pour être en mesure d'inventer. « J'ai dû animer plus de 1000 sessions de brainstorming dans ma vie, et je me demande si je n'ai pas perdu mon temps », a annoncé d'emblée Luc de Brabandère. Car l'important, a-t-il poursuivi, n'est pas d'avoir des idées, mais de savoir les recevoir, de créer un environnement favorable à leur floraison. « Comment se fait-il que l'iPod ne soit pas né chez Sony ? Et le Blackberry, chez Nokia ? » Après coup, a raconté le consultant, ironisant sur un responsable d'un groupe de carte de paiement qui se lamentait auprès de lui sur le succès de Paypal et le fait qu'il aurait dû y penser - « c'est trop bête ! » -, chacun de ces acteurs a reconnu « avoir des projets de ce type ». Mais aucun n'en a mis en oeuvre. Ce qui explique que « si on prend la liste des 25 plus gros acteurs d'Internet aujourd'hui, pas un n'est né dans une grande boîte. Prenez Youtube, pourquoi ce n'est pas né chez TF1 ? Le président de la Poste a annoncé hier qu'ils allaient lancé le coffre-fort électronique, or ils ont cette idée depuis longtemps. Pourquoi faut-il tant de temps ? » Changer de perception est plus important que d'avoir des idées Pour Luc de Brabandère, toutes ces entreprises ont répété l'aveuglement de General Motors à ses débuts : « Les gens des campagnes qui achetaient leurs voitures enlevaient les sièges arrières pour pouvoir transporter des choses. GM devait se dire qu'ils avaient de drôles de clients dans le Midwest, puisqu'ils ont tout de même attendu 17 ans avant d'inventer le pick-up ! » « La capacité d'avoir des idées, ce n'est pas l'essentiel, a poursuivi Luc de Brabandère. J'ai cru pendant longtemps qu'il fallait penser pour changer. Je suis convaincu maintenant du contraire : il faut changer pour penser. » Prenant l'exemple de Bic qui, après des stylos « de toutes les couleurs », « avec ou sans gomme », a fini par avoir l'idée de fabriquer des rasoirs, l'électron libre du Boston Consulting Group a expliqué : « On ne peut pas passer directement du stylo au rasoir ou au briquet. Il faut changer sa façon de voir les choses, ce changement de perception doit venir avant le brainstorming. Bic a commencé par se dire : mon métier, c'est de vendre des choses à côté de la caisse. » « D'une certain manière, plus on innove, moins on est créatif » [[page]] Or changer est beaucoup plus compliqué que d'avoir des idées. « Le changement réussi est nécessairement double : il traite de la réalité et de la perception, c'est-à-dire de la façon dont les personnes concernées vont vivre ce changement. » Exemple dans le cadre des fusions-acquisitions qui se succèdent dans le secteur : « L'entreprise C n'existe vraiment que quand les gens ne disent plus 'je suis un ancien A' ou 'un ancien B'. » Luc de Brabandère en tire la conclusion suivante : « L'innovation peut être définie comme un changement de la réalité. La créativité comme un changement de la perception. » Si bien que pour le consultant, l'innovation est synonyme de continuité, et la créativité de rupture. Donc, « d'une certain manière, plus on innove, moins on est créatif. » Google, au début, a innové, en améliorant son algorithme et ses capacités de recherche. Puis « il y a eu ce courriel des patrons, a raconté Luc de Brabandère, qui disait 'notre métier, c'est de tout savoir' ». L'ambigüité instaurée par cette affirmation a mis l'entreprise en position d'inventer de nouveaux services. « Ambigüité peut aussi vouloir dire potentiel, c'est une bonne chose. L'ambigüité donne la possibilité à des idées de grandir. » « La meilleure manière d'avoir une bonne idée, c'est d'en avoir beaucoup » La capacité de porter un regard différent sur des idées neuves n'est pas innée. Luc de Brabandère s'est ainsi amusé à rejouer des extraits de brainstorming que chacun a pu vivre un jour ou l'autre, le « j'ai une idée » d'un collaborateur se heurtant généralement très rapidement au « vous n'y pensez pas, voyons » de son chef. « Pas une seule idée n'est née bonne, a expliqué le consultant. Cela paraît idiot, mais on se comporte comme si c'était le cas. Or, la meilleure manière d'avoir une bonne idée, c'est d'en avoir beaucoup. Il faut d'abord être préparé à accueillir ces idées, pour aller dans un deuxième temps vers la bonne idée. » A l'appui de cette logique, Luc de Brabandère a donné en exemple Thomas Edison. « Avant lui, il y avait une espèce de règle : tout le monde pensait qu'éclairage signifiait feu. Edison a cassé la règle, il s'est dit 'tiens, si je faisais de la lumière sans feu'. » Et il a inventé l'ampoule électrique. Bien sûr, le consultant a aussitôt ajouté que Thomas Edison avait aussi « inventé 500 moyens de ne pas faire une ampoule ». Casser les règles est donc une façon de parvenir à inventer. Il peut s'agir, a indiqué le consultant, de penser à créer une « bisociation : associer deux éléments qui existaient avant séparément ». Comme pour le cas de la planche à voile : planche et voile existaient auparavant, mais le premier qui les a bisociés a inventé quelque chose. Une telle attitude engendre évidemment de la résistance. « J'aurais aimé être là, s'est amusé Luc de Brabandère, à une réunion de la Nasa, lorsque quelqu'un a dit : 'j'ai une idée, si on mettait des ballons gonflables autour du robot pour son atterrissage'. » Pour vaincre cette résistance, le directeur associé du BCG invite les chefs d'entreprise à « redécouvrir la capacité de s'étonner », et « à douter », ce qui permet de remettre des règles en cause, en les considérant après tout comme de simples hypothèses. Il n'y a qu'ainsi, a-t-il expliqué, qu'on peut être créatif, et inventer des produits de rupture, comme Youtube ou l'iPod. « Innover, c'est faire du neuf dans le système. Etre créatif, c'est penser à un système neuf. »