Le paysage rude et isolé de la partie nord de l'Alaska est loin d'évoquer la transformation numérique. Pourtant, lorsqu'il abrite de nombreux actifs de votre entreprise, comme c'est le cas pour ConocoPhillips, la meilleure stratégie informatique consiste parfois à rapprocher les technologies du terrain.

« En plus du climat extrêmement froid, le travail dans cette partie de l'Alaska présente des défis majeurs en termes de supply chain, explique Pragati Mathur, responsable digital et DSI pour les activités d'exploration et de production de ConocoPhillips. Carlo se doutait que l'impression 3D pourrait vraiment changer la donne. »

C'est à Carlo de Bernardi, un ingénieur en chef chargé de pousser l'adoption de l'impression 3D au sein de l'entreprise que Pragati Mathur évoque ici. Selon l'ingénieur en chef, pour comprendre l'intérêt de cette technologie dans la région, il faut d'abord apprécier les conditions d'exploitation extrêmes qui y règnent.

Dans la partie de l'Alaska appelée North Slope, à environ 250 miles de Fairbanks, se trouve Kuparuk. À deux pas de l'océan Arctique, la région connaît des hivers aussi longs que rigoureux. Les températures descendent souvent jusqu'à - 40 degrés et les nuits polaires plongent la région dans l'obscurité pendant des semaines.

Des pièces critiques qui mettent des mois à arriver

Ce site inhospitalier abrite l'un des trois principaux programmes de développement de ConocoPhillips dans l'État, et les turbines à gaz de l'entreprise sont au coeur des opérations sur place. Grâce à un processus de combustion, ces turbines compressent une large du gaz naturel associé à l'extraction, qui est ensuite réinjecté dans le réservoir pour la récupération améliorée des hydrocarbures (EOR pour Enhanced Oil Recovery, procédé permettant d'augmenter le potentiel et la durée de vie des champs pétroliers). L'EOR génère à son tour l'électricité qui alimente les installations de production, les infrastructures de support et certains équipements de forage, tels que les installations d'extraction et les pompes à boue.

Le processus de combustion qui permet aux turbines de comprimer le gaz naturel et de produire de l'électricité est lui-même rendu possible par un composant clé appelé bouchon de brûleur, qui permet de mélanger le combustible à l'air comprimé. À l'usage, ces bouchons s'usent et, comme de nombreux modèles de bouchons d'origine ne sont plus fabriqués, ils ne peuvent être remplacés que par des pièces usinées spécifiquement, avec des procédés de fabrication traditionnels.

Pragati Mathur, Chief digital officer et DSI de ConocoPhillips, une des six majors du pétrole au niveau mondial (78,5 Md$ de chiffre d'affaires en 2022).

Un processus long et laborieux. Il implique une phase de conception initiale manuelle, suivie de transferts à travers la chaîne d'approvisionnement et de milliers de kilomètres de transport, une séquence d'événements qui peut prendre 30 semaines, voire davantage. Pour d'autres pièces critiques, telles que les vannes d'étranglement, ce processus prend plus de temps, parfois jusqu'à un an. De tels délais nécessitent un stock physique important de pièces de rechange, qui s'accompagnent de coûts d'entreposage et imposent le paiement d'une taxe de stockage ad valorem.

« Il devait y avoir une meilleure solution », remarque Carlo de Bernardi. Avec Pragati Mathur, ce dernier a donc constitué une équipe cross-fonctionnelle pour élaborer une stratégie qui s'appuierait fortement sur des partenariats au sein de l'entreprise.

Délais divisés par dix... tout en améliorant la fiabilité

Grâce à des cycles rapides de découverte et d'expérimentation, cette équipe a conçu une solution qui s'appuyait fortement sur la fabrication additive, plus connue sous le nom d'impression 3D. Grâce à cette technologie, ConocoPhillips peut désormais simuler de nombreuses conceptions pour diverses pièces et, par extension, trouver la meilleure configuration avant de fabriquer la pièce. Ces configurations sont ensuite converties par l'un des partenaires de fabrication additive de l'entreprise en un fichier d'impression, qui est "imprimé" en objets tridimensionnels constitués de métaux ou de plastiques.

Grâce à la fabrication additive, l'entreprise peut désormais remplacer les bouchons de brûleur en 2 à 3 semaines au lieu de 30. « Et les nouveaux bouchons [produits par impression 3D] fonctionnent tout aussi bien, voire mieux, précise Carlo de Bernardi. Avec les méthodes de fabrication traditionnelles, tout ce qui concerne le moulage et les pièces forgées prend beaucoup de temps. La fabrication additive permet d'éliminer de nombreuses étapes et kilomètres de l'équation. »

Une vanne d'étranglement conventionnelle, à gauche, et un modèle imprimé en 3D avec une conception modifiée, à gauche. Ces vannes sont utilisées comme dispositifs de contrôle du débit d'injection d'eau sur les têtes de puits. (Photo : D.R.)

Lors d'un autre projet en Alaska, l'équipe cross-fonctionnelle a réduit le temps de production des vannes d'étranglement de 45 semaines à 5 semaines, parfois moins. Les nouvelles vannes (utilisées dans les puits d'injection d'eau) sont créées dix fois plus rapidement et ont une durée de vie plus longue que celles fabriquées par des moyens traditionnels. Grâce à la même technologie, la filiale canadienne de ConocoPhillips a réduit le délai de création des vannes de contrôle d'oscillation de 32 semaines à quelques jours seulement.

Ces premiers succès incitent à l'optimisme. Selon Pragati Mathur, la nature de la solution, axée sur les données, renforcera à terme son intérêt. « Chaque fois que nous concevons une pièce, nous avons la possibilité de mesurer les performances de cette conception numérique, explique-t-elle. Et si nous utilisons ces données pour créer une boucle de rétroaction dans notre algorithme de conception, les possibilités sont très intéressantes. »

Eliminer peu à peu les stocks de pièces

À l'avenir, l'entreprise considère que la combinaison de l'IA et de l'impression 3D permettra d'enclencher un cercle vertueux en matière de gains d'efficacité. Par exemple, comme de plus en plus de pièces sont conçues numériquement, il faudra moins d'espace physique pour les stocker. « De plus en plus, nous voulons rendre les pièces disponibles à la demande en les imprimant au plus près de l'endroit où elles sont nécessaires, explique Carlo De Bernardi. Au fil du temps, nous remplacerons une partie de nos stocks physiques par des stocks numériques, ce qui améliorera l'efficacité opérationnelle, fera progresser les indicateurs ESG et permettra à des sites comme Kuparuk de se sentir plus proches de la maison mère. »

L'ingénieur explique qu'en utilisant la fabrication additive pour imprimer ces pièces, l'entreprise peut réaliser des gains d'efficacité opérationnelle impossibles à obtenir avec les processus de fabrication "soustractifs" traditionnels. « Nous pouvons désormais imprimer des vannes d'étranglement à géométrie complexe qui réduisent la quantité de carburant que nous consommons pour faire fonctionner un actif ». Selon lui, de telles améliorations peuvent réduire les émissions issues des opérations et rapprocher l'entreprise de son ambition de parvenir à des émissions net-zero d'ici 2050.

« Nous pouvons également éviter les problèmes logistiques », observe Mayra Martinez Nikken, directrice de l'excellence de la supply chain de ConocoPhillips pour l'Alaska. Étant donné que l'impression 3D s'effectue au plus près du point d'utilisation, l'entreprise peut réduire le transport associé à ces pièces.

Favoriser l'émergence d'une norme sectorielle

En outre, parce que l'entreprise reconnaît qu'un effort à l'échelle de l'industrie accélérera l'adoption de l'impression 3D plus efficacement que des initiatives isolées, Carlo de Bernardi, au nom de ConocoPhillips, dirige l'effort de définition et de promotion de la norme 20S de l'American Petroleum Institute (API), une norme technique unique en son genre visant à qualifier et certifier les processus de fabrication additive dans l'ensemble de l'industrie pétrolière et gazière. L'entreprise s'est également associée à plusieurs autres opérateurs pour créer une plateforme destinée à héberger un inventaire numérique pour l'ensemble du secteur.

Entretemps, avec chaque pièce nouvellement conçue et imprimée, la zone accidentée et isolée de North Slope devient un peu plus facile à gérer pour les équipes qui y vivent. « Si vous pouvez commencer à contourner les limites physiques, explique Pragati Mathur, vous récolterez des bénéfices qui iront bien au-delà de vos seuls résultats financiers. Vous commencerez à faire évoluer l'environnement et l'économie en général. Et vous commencerez à vous rendre compte que ce que vous considériez comme éloigné est en fait au coeur de votre activité. »