« Ce qui ne se mesure pas, ne s'améliore pas », disait le statisticien William Edwards Deming. Pour pouvoir définir les actions et agir, il est au préalable indispensable d'évaluer et de mesurer, de manière holistique, en tenant compte des interdépendances entre systèmes et écosystèmes. Se lancer dans une démarche « Green IT » et de réduction de l'empreinte environnementale du numérique ne déroge pas à la règle, avec comme objectif de repérer et d'activer les leviers d'amélioration qui en découlent. Aujourd'hui, la majorité des organisations concentrent leurs efforts sur le bilan carbone et la diminution des émissions de gaz à effet de serre (GES) inhérentes au numérique. Or, la crise climatique et les grands défis liés à la biodiversité auxquels nous sommes confrontés ne peuvent se limiter à la seule mesure carbone. Les entreprises doivent aller au-delà et intégrer dès maintenant d'autres dimensions.

L'approche mono critère et ses limites

Le secteur du numérique émet des GES à impacts sur le climat, mais il présente également d'autres risques pour l'environnement et la biodiversité. Le secteur participe à l'épuisement de ressources naturelles, principalement minérales et en métaux rares. En 2018, des évaluations estimaient déjà que l'industrie du numérique consommait chaque année 320 tonnes d'or et 7 500 tonnes d'argent. Au-delà, le secteur représente une part importante de la consommation mondiale de mercure, de plomb, de palladium et de cobalt. Le CEA estime, par exemple, que « plus de 60 matériaux sur les éléments du tableau périodique de Mendeleïev entrent dans la composition d'un smartphone ».

De même, il contribue au stress sur les ressources en eau. Les centres de données (datacenters) d'hyperscalers les plus consommateurs en eau peuvent utiliser, pour le refroidissement de leurs salles IT, une quantité d'eau équivalente en moyenne à l'arrosage de sept hectares de pelouse ou à la fabrication de 160 jeans en coton, nécessitant chacun entre 7 000 et 10 000 litres d'eau par jour. Le secteur produit aussi des masses de déchets électroniques qui contiennent des substances toxiques, telles que le plomb et le mercure, qui participent à la pollution des eaux et de l'air. Et il ne faudrait pas oublier la dégradation de la biodiversité, la déforestation et l'acidification liées aux activités des entreprises du secteur.

S'appuyer uniquement sur une approche mono critère donne une image réductrice de l'impact réel du numérique sur l'environnement. Ne pas aborder le sujet selon une approche holistique, certes complexe, peut générer des transferts d'impacts insidieux. La réduction des émissions de GES doit considérer les effets négatifs potentiels induits sur d'autres critères (cf. stress hydrique).

Le bilan multicritère et ses avantages

Un bilan multicritère prend en compte une série de facteurs environnementaux pour mesurer les effets potentiels d'un projet ou d'une activité sur l'environnement. Un tel bilan est généralement réalisé dans le cadre d'une analyse du cycle de vie (ACV) de produits ou de services [1].

Pour chaque critère, une unité de mesure est affectée et il est demandé d'identifier une série de mesures qui impliquent la collecte de données et la prévision pour identifier les incidences sur l'environnement. Les 10 critères généralement adressés sont les suivants : épuisement des ressources naturelles (minérales et métaux), acidification, écotoxicité eaux douces, changement climatique (émissions de GES), radiations ionisantes, émissions de particules fines, utilisation d'eau, matières premières, masse de déchets et consommation d'énergie primaire.

Pour l'eau par exemple, il faut identifier le volume consommé et/ou utilisé par l'entreprise pour l'ensemble de ses activités numériques (extraction des matières premières, fabrication des processeurs et autres composants électroniques, systèmes de refroidissement pour les centres de données, etc.) et voir si l'eau provient de zones sèches ou qui souffrent de stress hydrique. Cette approche permet de suivre la consommation d'une année sur l'autre et aide à chercher des solutions adaptées pour la réduire, pouvant aller jusqu'au choix de fournisseurs à plus faible impact.

En ce qui concerne les déchets, quels qu'ils soient (électroniques, plastiques, construction, bois et papier...), il faut déterminer la masse de déchets produite, celle recyclée et réutilisée. Les leviers pour les déchets électroniques portent sur le prolongement de la durée de vie des équipements, la recherche de solutions pour accroître les taux de reconditionnement, recyclage et réutilisation, la mise en place de processus d'économie circulaire, la diminution des déchets toxiques enfouis. La consommation d'énergie primaire peut faire preuve d'évaluation en collectant des informations sur la quantité d'énergie consommée et ses différentes origines, afin de trouver des alternatives bas carbone et/ou renouvelables les plus adaptées à la localisation des usages (cf. centres de données).

Adopter une évaluation multidimensionnelle est un exercice souvent difficile, il faut bien définir son périmètre d'activité, cartographier son écosystème et souligner ce qui doit être pris en compte en priorité. En réduisant le périmètre d'analyse à un minimum, les entreprises risquent d'omettre des mesures importantes à prendre. A contrario, en élargissant le périmètre au maximum dès le début de l'analyse et pour l'ensemble du périmètre IT, les entreprises risquent de se perdre et de rendre leur tâche trop complexe. Travailler sur des périmètres cernés et maîtrisés, en les étendant progressivement par itération, apparaît comme l'une des approches les plus adaptées.

Dans cet exercice, il est conseillé de s'appuyer sur des normes, car elles constituent des points de référence essentiels pour les évaluations et permettent d'éviter tout problème lié à la comparabilité et à l'audibilité éventuelles au regard des évolutions réglementaires. La Commission européenne recommande d'utiliser la norme ISO 14040/44 pour les évaluations du cycle de vie dans le domaine du numérique et de la compléter par des méthodologies PEF (Product Environmental Footprint, visant à mesurer de façon harmonisée au sein de l'UE l'empreinte environnementale d'un produit ou d'un service). Ces méthodologies, intégrées dans les PEFCR (les normes spécifiques associées à chaque catégorie de produits ou services des PEF), garantissent la prise en compte des indicateurs d'impact sur l'environnement et la santé, ce qui favorise la durabilité et permet les comparaisons.

Mettre en place un bilan qui comprend des aspects autres que les émissions de GES ou le simple bilan carbone permet une meilleure compréhension de l'impact de chaque activité numérique sur l'environnement. Un tel bilan permet aux entreprises de bien identifier les leviers d'actions pour réduire l'impact du numérique, qu'elles soient fournisseurs de solutions ou consommatrices de celles-ci.

Engagement collectif pour un bilan multicritère

Au-delà des émissions de GES et du bilan carbone, une prise de conscience générale par rapport aux autres impacts du numérique sur l'environnement doit s'enclencher. Les entreprises doivent s'approprier sans attendre ces autres critères, sensibiliser et former leurs équipes à leur évaluation, identifier les voies de réduction spécifiques à leur activité et aux usages numériques associés. Les pressions exercées pour une rapide diminution des émissions de GES afin de lutter contre la crise climatique, traduites à travers divers leviers réglementaires et initiatives pour standardiser le calcul et faciliter la comparaison, ne sont qu'une première étape. Elles devraient progressivement s'étendre pour inciter les entreprises à passer de l'évaluation mono critère à celle multi critères. Anticiper d'ores et déjà, ce mouvement permet de mieux s'y préparer.

[1] Pour l'ACV, voir la définition donnée par l'ADEME, Agence de la transition écologique.