Bill Holmes, responsable des installations de l'usine Fender basée à Corona, en Californie, qui produit les célèbres guitares Stratocaster et Telecaster, se souvient très bien du temps où il devait parcourir les installations avec un analyseur de vibrations portatif rudimentaire, puis brancher l'appareil à un ordinateur pour récupérer des données afin de connaître l'état de son équipement. Il y a 75 ans, quand Leo Fender a fondé Fender Musical Instruments Corp., tout le travail du bois était fait à la main. Aujourd'hui, les manches et les corps des guitares sont fabriqués par des tours d’ébéniste commandés par ordinateur, avant d’être envoyés à des artisans qui assemblent le produit final. Bill Holmes explique qu'il est toujours à la recherche des dernières avancées technologiques pour résoudre les problèmes (il utilise la robotique pour effectuer une partie du travail de peinture des guitares), et selon lui, rien n’est plus fâcheux que les pannes d'équipement.
Il estime à ce propos que la maintenance préventive, c’est-à-dire le suivi des machines selon un calendrier prédéterminé, est insuffisante. « Quatre-vingt-dix pour cent des pannes résultent de défaillances instantanées qui stoppent les processus et mettent l’entreprise en difficulté. Si l’on peut repérer une panne avant qu'elle ne se produise, on évite l’arrêt de la production et l'équipe de maintenance n’a pas à courir partout pour résoudre les problèmes dans l’urgence et la précipitation ». Recourir à des capteurs et à l'analyse par IA pour anticiper les pannes sur les 1 500 pièces d'équipement de ses machines réparties dans des installations qui s’étendent sur 17000 M2 environ se prêtait parfaitement à l’activité de Fender. Et c'est d’ailleurs exactement ce qu’a fait l’entreprise. Mais avec un petit plus : elle utilise le service Monitron d'Amazon, basé sur le cloud, de sorte que tout le traitement des données est effectué dans le cloud d'Amazon.
Des capteurs fournis par AWS
Pour de petites entreprises comme Fender, le service entièrement géré d'Amazon est intéressant, car AWS fournit les capteurs sans fil (autonomie de 3 ans pour la batterie), qui se connectent à la passerelle WiFi d'Amazon par des communications en champ proche (NFC). Les passerelles sont préconfigurées pour envoyer des données pertinentes au cloud d'Amazon pour analyse. Le fournisseur développe les algorithmes d'apprentissage, traite les données et envoie des alertes directement à M. Holmes. « En gros, ils ont réduit suffisamment leur tarif pour rendre leur système accessible à des entreprises familiales comme Fender, si bien que nous pouvons utiliser leurs équipements et assurer la surveillance très facilement sans formation. C'est un avantage énorme. Tout fabricant repose sur un équipement critique qui stoppera la production s'il tombe en panne », a encore déclaré Bill Holmes.
Jusqu'à présent, M. Holmes a équipé neuf machines critiques avec les capteurs d’AWS. Mais il prévoit de déployer le système dans une seconde usine de fabrication basée cette fois à Ensenada, au Mexique. L’usage du cloud lui offre un avantage supplémentaire : il permettra à Bill Holmes de regrouper les données des deux sites pour effectuer d’autres types d’analyse. Il pourra aussi suivre ses deux sites à partir du même tableau de bord.
L’edge, véritable moteur de l’IA
Selon Dave McCarthy, directeur de recherche pour les stratégies edge chez IDC, dans des secteurs comme la fabrication, le transport, la logistique, la santé, la vente au détail, le pétrole et le gaz - en fait, tout secteur qui possède des actifs physiques - les données générées par les machines est comme « le vent dans les voiles de l'informatique edge ». Il ajoute : « Trouver du sens dans les données provenant de ces machines et automatiser les réponses à ces données, c’est le rôle l'IA ». « La règle empirique de base, c’est qu'un traitement IA en périphérie est mieux adapté aux applications en temps réel, sensibles à la latence, qui ne fonctionneraient pas efficacement si ces grands ensembles de données devaient être envoyés dans le cloud », a expliqué pour sa part Tilly Gilbert, consultante senior chez STL Partners. Outre le problème de latence, l'informatique edge réduit les coûts de backhaul et permet aux entreprises de se conformer plus facilement aux réglementations sur la confidentialité des données et aux politiques de sécurité qui pourraient être violées si les données sensibles étaient envoyées hors site.
Le traitement des données en périphérie, basé sur l’IA, ne concerne plus des usages de niche et il se généralise, poussé par la double nécessité des entreprises d'augmenter d’une part le temps de disponibilité et d'améliorer d’autre part les performances », a encore expliqué M. McCarthy. Un certain nombre de facteurs se conjuguent pour faciliter le déploiement de l'IA en périphérie, notamment la prolifération des actifs physiques préconfigurés avec des capteurs IoT et le nombre croissant de fournisseurs proposant des technologies edge. Ce sont notamment des intégrateurs de systèmes, des start-ups tierces, des fournisseurs de cloud hyperscale ainsi que des acteurs traditionnels de l'infrastructure qui positionnent l’edge comme une extension du datacenter.
IA et edge pour le commerce de détail
Pour les entreprises, cela leur permet d'exécuter leurs charges de travail à l'endroit le plus approprié, que ce soit sur site, dans le cloud ou à la périphérie. Comme le montre l'exemple de Fender, il y a plusieurs manières de combiner les technologies et les approches pour tirer le meilleur parti des mondes de l’edge et du cloud. « De la même façon que de nos jours la plupart des entreprises fonctionnent dans un environnement hybride ou multi-cloud, les applications edge basées sur l'intelligence artificielle ne fonctionnent pas isolément », a fait aussi remarquer Dave McCarthy d’IDC. Même si le traitement de l'IA se fait en périphérie, il est probable que les algorithmes d'apprentissage machine ont été développés et que les modèles ont été formés dans le cloud. Et les données en temps réel peuvent être regroupées et agrégées dans le cloud pour permettre l'analyse d'ensembles de données historiques pouvant orienter la planification à plus long terme.
« L'aspect le plus passionnant du combo edge/IA, c’est qu'il permet de nouvelles applications », a expliqué Mme Gilbert. Comme de nombreuses entreprises n'ont pas les compétences nécessaires pour développer des capacités d'analyse en IA en interne, ou n’ont même pas idée de certains cas d’usages possibles, des start-ups tierces jouent un rôle de premier plan dans le développement et le déploiement de systèmes prêts à l'emploi. Par exemple, de grands distributeurs comme Walmart et Kroger sont tous deux en train de déployer des systèmes edge basés sur l'IA au niveau des caisses automatiques de leurs magasins afin de réduire les pertes résultant du non-paiement des produits, parce que les clients n’ont pas payé tout ce qui se trouve dans leur panier, soit par inadvertance, soit intentionnellement. Alex Siskos, vice-président de la croissance stratégique de la startup irlandaise Everseen, qui fournit la technologie à Walmart et Kroger, affirme que son entreprise a pu résoudre un problème jusqu'ici insoluble pour les détaillants. Il explique que les détaillants savaient qu'ils perdaient de l'argent aux caisses automatiques, mais qu'ils n'avaient aucun moyen de savoir si c'était à cause d'erreurs commises par des clients honnêtes, des faveurs de la part d’employés donnant des marchandises à des amis, ou de voleurs intelligents qui, par exemple, pouvaient placer une gomme sous un article plus grand et plus cher afin que le scanner ne fasse payer que la gomme.
Traitement local pour mieux corriger les erreurs
Stratégiquement, Everseen installe des caméras alimentées par GPU et assistées par ordinateur aux caisses automatiques et la startup a développé un logiciel qui s'intègre aux systèmes de scanner du détaillant. Ainsi, si le scanner indique « paquet de chewing-gum » mais que la caméra voit une « boîte de couches », diverses actions peuvent être déclenchées en temps réel. Le client peut recevoir une alerte sur l'écran d'affichage de la caisse disant quelque chose du genre : « la machine a peut-être mal scanné le dernier article ». L'idée est de laisser aux clients le bénéfice du doute et de leur permettre de corriger leur erreur avant de faire intervenir un employé du magasin. En dernier recours, le système peut repasser la vidéo de l'acte en question directement sur l'écran d'affichage de la caisse automatique. « Nous sommes capables de transformer des données non structurées en informations, en actions et, en fin de compte, en profits », a expliqué Alex Siskos. Ce dernier estime que les détaillants économisent entre 2 500 et 4 500 dollars par magasin et par semaine grâce à la réduction des vols et à l'amélioration de la précision des stocks.
Le système Everseen traite les données à la périphérie car, comme le dit M. Siskos, « c'est là que se passe l'action, c'est là que se situe le moment de vérité ». L'offre entièrement intégrée se compose de serveurs PowerEdge de Dell sur lesquels tourne le logiciel d’Everseen. Ce dernier a été écrit sur une plateforme de développement créée par le concepteur de GPU Nvidia. Mais il fait aussi intervenir des composants cloud : les modèles sont formés dans le cloud, et la gestion et la surveillance se font dans le cloud. En outre, aujourd’hui, le système d’Everseen surveille plus de 100 000 caisses de paiement aux États-Unis et en Europe et extrait des clips vidéo de 4 à 5 secondes de ces « moments de vérité » quand des articles ont été mal scannés. Ces données sélectionnées sont envoyées dans le cloud à des fins de reporting, mais aussi pour aider à l’entrainement des algorithmes. « L'IA est un animal insatiable », a déclaré Alex Siskos. « Plus vous le nourrissez, mieux il se porte ».
L'IA gagne du terrain dans la santé
La santé est un autre domaine où l'informatique edge alimente l'IA. L’entreprise Artisight créée par le Dr Andrew Gostine, qui est à la fois anesthésiste et entrepreneur, s’appuie sur l'IA pour optimiser les ressources hospitalières, accroître l'efficacité et faire des économies. Les hôpitaux sauvent des vies, mais ce sont aussi des entreprises. Au même titre que les restaurants doivent faire tourner les tables et accueillir le plus grand nombre de personnes au cours d'une journée, les hôpitaux doivent faire de même avec les salles d'opération. L’entreprise du Dr Gostine utilise plusieurs caméras sans fil installées dans les salles de chirurgie pour « contrôler le trafic ». Par exemple, dès que le patient est amené en chirurgie, l'anesthésiste et le chirurgien sont automatiquement avertis. Un grand écran d'affichage installé dans le couloir, à l'extérieur de la salle d'opération, similaire à ceux que l'on voit dans les aéroports pour indiquer aux voyageurs l'état de leur vol et la porte d'embarquement à laquelle ils doivent se rendre, permet de s'assurer que le personnel de l'hôpital est au bon endroit, au bon moment.
L’idée semble assez simple, mais le Dr Gostine affirme que son système permet des gains de productivité de 16 % dans les hôpitaux de la région de Chicago où il est déployé. Le système Artisight est construit sur la plateforme Clara Guardian edge/IA de Nvidia pour les hôpitaux et il est livré dans un bundle pré-packagé qui fonctionne sur des serveurs et du stockage Dell. « Le traitement est effectué sur site, car l’envoi de ces gros volumes de données dans le cloud - le Northwestern Memorial Hospital produit 1,2 pétaoctets de vidéo par jour - coûterait beaucoup trop cher à l’hôpital et créerait aussi des problèmes de latence », a expliqué M. Gostine. Le système Artisight efface l'identité des personnes afin de préserver leur vie privée. Il enregistre également les principales étapes de l'opération pour permettre aux chirurgiens de suivre leur performance, partager les vidéos avec des pairs et avoir leur avis.
Des usages dans la santé
Selon M. Gostine, cette technologie pourrait s’appliquer à de multiples cas d’usages à la périphérie. Par exemple, des caméras pourraient surveiller la chambre d'un patient pour détecter si celui-ci se lève et tombe. Le système pourrait également surveiller les chambres des patients dans le cadre d'un programme de gestion de la capacité - en d'autres termes, informer immédiatement le service d'entretien quand une chambre est libérée, tenir un inventaire des chambres disponibles, s'assurer que les draps ont été changés et que le bon équipement médical se trouve dans la chambre. Mais, tous ceux qui s’intéressent à l'IA se souviendront de l’audacieuse prédiction d'IBM selon laquelle Watson permettrait un jour de guérir le cancer. Sauf que ce projet n'a pas donné de résultats. Le Dr Gostine affirme que les « remèdes miracles » trop prometteurs ont fait reculer l'IA. « Le plus important, c’est d'utiliser l'IA pour des applications sans doute plus banales, mais plus pratiques, et qui peuvent améliorer l'efficacité et réduire les coûts », a-t-il déclaré. « Mais en fin de compte, l’amélioration de ces usages libère aussi des ressources hospitalières que l’on peut utiliser pour étendre les soins aux patients », a-t-il ajouté.
Contrairement à IBM qui visait la lune, la startup Prosper Digital Therapeutics, également positionnée sur le secteur de la santé, utilise l'apprentissage machine dans un but précis : rassembler les données des patients dans le cloud et appliquer le ML pour « élaborer un plan de soins personnalisé, améliorer la qualité de vie et réduire les complications possibles auquel un patient semble le plus à risque, en fonction de nos modèles », comme l’a expliqué Robert Goldberg, CEO et cofondateur de l’entreprise. Par exemple, si un patient reçoit un diagnostic de cancer et suit une chimiothérapie, il peut recevoir un courriel l'informant que ProsperDTX a été choisi par le régime de santé de son employeur pour l'aider à s'orienter dans son traitement. ProsperDTX ne pratique pas la médecine et ne délivre pas de prescriptions. C’est plutôt un « compagnon ou un prolongement » de l'équipe soignante. ProsperDTX peut, par exemple, aider les patients en chimiothérapie à traiter certains effets secondaires comme les nausées, la perte de poids ou la dépression. Si les modèles indiquent qu'un patient peut être sujet à l'anémie ou à la déshydratation, le système peut « encourager le patient à prendre de bonnes habitudes en réponse à nos suggestions », a encore expliqué M. Goldberg.
Toute la modélisation des données est effectuée dans un entrepôt de données d’Oracle basé sur le cloud qui permet à ProsperDTX de faire toutes ses modélisations et visualisations au même endroit. Avec l’expansion des wearables et des systèmes de surveillance des patients à domicile, ProsperDTX peut suivre les changements avec le patient et alerter son médecin en cas de situation anormale. « Nous pouvons même regarder à l'intérieur de votre réfrigérateur si vous nous le permettez », a ajouté M. Goldberg.
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