En 2018, le constructeur allemand de camions Man Truck & Bus SE (filiale de Traton SE, groupe Volkswagen) a entamé un virage radical vers l'électrique. En 2023, l'industriel a réalisé un tiers de ses ventes de bus en électrique et a commercialisé en fin d'année ses premiers e-truck auprès de ses clients. Ces derniers prendront la route dans les semaines à venir. Poussée par la régulation européenne, l'entreprise se dirige vers l'abandon total des moteurs diesel pour ses bus d'ici à 2029. Il devrait également tester un camion à hydrogène dès 2025, même si l'équation technico-économique est bien plus complexe qu'avec l'électrique.

Enfin, après des tests en espaces clos, le groupe enverra pour la première fois le prototype de son poids lourd autonome Atlas-L4 sillonner les routes allemandes dès la fin de l'année. Autant de choix qui transforment la relation de Man avec ses clients et son business model et confèrent un rôle central à l'abondance de data qui en résulte (batterie, moteur, conduite, conception, météo, état des routes, etc.). CIO a rencontré les équipes dirigeantes du constructeur à l'occasion d'un événement qu'il a consacré à la décarbonation des transports, à Paris, en février.

Quels sont les changements en matière de data associés à l'utilisation de vos bus électriques chez vos clients, les collectivités locales ?

Frédérik Zohm (membre du bureau exécutif, en charge de la R&D) : Pour les villes, c'est un énorme changement. Elles ont besoin de chargeurs et de bornes de recharge. Et les performances du véhicule sont légèrement différentes. Il faut équilibrer les itinéraires de façon différente. Et pour cette raison, nos clients réclament une transparence beaucoup plus grande quant à l'état, l'usage et la disponibilité des batteries. On peut facilement exploiter les informations sur l'état de ces dernières pour mieux estimer leur performance et le temps de conduite disponible. Mais cela demande une plus forte intégration avec les systèmes de gestion du transport (TMS) de nos clients pour partager davantage ces données. Il s'agit de jauger des performances du véhicule, mais aussi du comportement du conducteur en matière de consommation d'énergie et d'autres paramètres. Mais cette transformation n'est pas réservée aux bus urbains. Elle est la même avec nos poids lourds électriques, les E-Truck. Nous allons livrer nos premiers véhicules à nos clients cette année et dès 2025, nous serons capables de proposer 80% du portefeuille en versions électriques.

Avez-vous identifié des défis particuliers en matière de collecte de données liées à la performance des véhicules ?

F.Z. : Oui. Par exemple, il faut évidemment toujours une interaction entre le véhicule et la borne de recharge. Mais ce n'est pas si simple, car il existe un grand nombre de fournisseurs de stations de recharge, avec des niveaux de maturité logicielle très différents. Pourtant, nos clients ont besoin d'une performance 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, en matière de logistique et nous ne voulons pas d'interruptions dans la chaîne. L'homogénéisation des protocoles utilisés pour échanger entre véhicule et chargeur est une question importante.

Avez-vous fait évoluer les équipements électroniques des véhicules pour mieux bénéficier de la donnée, du contrôle des composants, etc ?

Mes prédécesseurs à la R&D ont pris très tôt l'excellente décision d'isoler la programmation des différents ECU (electronic control unit) des composants du véhicule. Normalement, un responsable produit moteur, par exemple, s'occupe aussi de la programmation des ECU associés. Chez Man Truck & Bus SE, c'est le département EE (electrical engineering) qui s'en charge. Cela nous permet d'avoir une architecture plus centralisée et un contrôle également centralisé de l'ensemble du véhicule et de sa performance. Mais aussi de la connecter directement au port externe, pour que nos clients aient accès à certaines fonctions, voire travaillent sur certaines fonctions spécifiques. C'est un différenciateur pour nous, mais aussi un moyen de fournir des services personnalisés à nos clients, selon différents business models.

Mais nous nous sommes aussi beaucoup concentrés sur le chauffeur, et l'interface homme-machine dans un double objectif de performance et de contrôle. Nous avons opté pour une solution que nous avons appelée Smart Select. D'abord parce dans ces véhicules, il y a beaucoup de vibrations qui font bouger un peu les chauffeurs et qu'il est difficile pour eux d'utiliser des fonctions sur un écran tactile. Ensuite, parce qu'au volant d'un bus ou d'un poids lourd, mieux vaut garder les yeux sur la route que sur l'écran ! La cabine est donc équipée d'une petite manette roue à portée de main du chauffeur, qui donne accès à la navigation sur l'écran tactile.

Est-ce que cette transformation électrique et digitale vous pousse vers un nouveau business model ?

Roman Sitte, directeur des ventes Europe : Nous avons breveté le moteur diesel il y a 130 ans. Le premier camion est apparu il y a une centaine d'années et, depuis, nous avons plus ou moins gardé le même business model aussi bien du côté du constructeur que du client. Aujourd'hui, le digital et l'électrification changent le paradigme. La plate-forme numérique que nous avons introduite dans notre nouvelle génération de véhicules en 2020 et maintenant dans nos camions et bus électriques induit beaucoup de génération de données. Et ce, suivant trois dimensions. D'abord, dans le véhicule, lorsque ce dernier partage des données avec nous ou avec le conducteur.

Ensuite, avec l'intégration complète des données dans le business model. Sur la façon d'interagir avec l'atelier, avec le système télématique, avec le système de direction, avec le système de suivi de l'utilisation du véhicule pour réduire la consommation de carburant, pour savoir combien de fois quelque chose a cassé ou le niveau de formation des chauffeurs.
Enfin, la troisième dimension réside dans l'exploitation de cette digitalisation au profit de nos processus internes. Par exemple, comment organisons-nous les flux de commandes de clients et avec quelle interface transparente pour eux ?

Qu'est-ce qui change spécifiquement dans le véhicule ?

R.S. : Un des changements importants, c'est le « smart route planning » (planification intelligente d'itinéraire) car dans l'e-mobility, tout tourne toujours autour de questions du type : combien de temps vais-je pouvoir conduire avec ce niveau de batterie ? quand et où puis-je trouver une borne de recharge ?, etc. C'est un élément essentiel pour nos clients. Nous avons donc intégré un logiciel spécifique de planification des itinéraires dans le véhicule. Et nous ouvrons notre architecture centrale pour mettre à jour ce dernier « over the air » afin que le client et le véhicule accèdent directement aux nouvelles fonctions ou données. Le client peut commander une carte plus à jour par exemple, sur notre site, et ensuite l'uploader vers ses camions.

Nous avons aussi intégré un paiement intelligent. En deux mots, le chauffeur entre dans la station et fait le plein ou recharge son véhicule, celui-ci transmet son numéro pour identification à la station et le montant est directement prélevé sur le compte de l'entreprise et, qui plus est, envoyé au gestionnaire de flotte. Plus besoin de lui rapporter le reçu.

Travaillez-vous aussi sur la maintenance prédictive ?

Daniel Struck, senior VP solution IT ventes et clients : Nous avons un programme d'entretien léger qui s'appuie sur les données de performance des camions reçues par nos ateliers. Mais nous préparons aussi effectivement un modèle de maintenance prédictive. Notre e-Manager est une solution numérique qui permet au chauffeur et au gestionnaire de flotte de toujours connaître l'état de santé de la batterie, ses comportements anormaux et l'état de sa charge.

La transition vers l'électrique a-t-elle induit des évolutions du côté du design industriel et de la production ?

Frédérik Zohm : Aujourd'hui, un camion est essentiellement un kit modulaire. Et notre objectif n'est surtout pas de fabriquer un véhicule répondant à un client pour un usage spécifique, mais de proposer un large éventail de possibilités. C'était déjà le cas avec le diesel, on peut aussi bien fabriquer un camion de pompiers, qu'un camion de livraison de lait, qu'un véhicule pour transporter des éoliennes. Un même kit modulaire de base personnalisé qui s'appuie sur la même plate-forme de base. Dès la conception du E-Truck, nous voulions la même modularité pour nos clients, en particulier parce que le passage à l'e-mobilité est une bascule progressive, et non une transition brutale du jour au lendemain.

Donc, schématiquement, nous avons extrait le moteur et la transmission et nous les avons intégrés de manière intelligente dans le véhicule, pour répondre à la demande avec flexibilité. Nos camions peuvent fonctionner avec 3, 4, 5 ou 6 batteries, de façon très modulaire en fonction du type d'utilisation, car pour le client aussi, chaque batterie est coûteuse. Par ailleurs, nous avons aussi créé des modèles 3D pour l'ingénierie, mais aussi pour donner au commercial et aux ateliers l'accès à ces données. On utilise le même modèle dans un flux très efficace à travers toute l'entreprise. Mais ce n'est pas spécifiquement lié au véhicule électrique.

Roman Sitte : Nous avons conçu notre première génération de camions électriques en 2018. Mais, à l'époque, nous nous contentions d'installer une batterie électrique dans un camion diesel. La nouvelle génération de véhicules que nous présentons en ce moment a été totalement conçue pour être un camion électrique. Le e-Truck est configuré pour que le client puisse avoir différents types de configurations de batterie. Sous le capot à l'avant, où se trouvait le moteur jusqu'à présent. Mais on charge aussi les batteries à l'arrière, parce qu'il y a aussi une question d'équilibre de poids. Donc, ce poids lourd est spécifiquement conçu pour être un camion électrique, être flexible et tirer le meilleur parti d'une configuration adaptable, et ce grâce aux interfaces numériques comme le e-manager.

Ce e-manager exploite-t-il également les data issues du véhicule pour configurer les produits à destination des clients ?

Daniel Struck : Notre façon de vendre le produit a changé elle aussi, car les clients doivent vérifier si leurs itinéraires sont adaptés à des véhicules électriques et donc, dans quelle mesure ils peuvent migrer leur flotte. Nous avons donc développé beaucoup d'outils de traitement de la data pour l'équipe commerciale afin de vérifier, par exemple, avec le client, où sont les bornes de recharge. Mais il ne s'agit pas seulement de traiter les informations issues du véhicule, liées aux itinéraires ou à la distance parcourue, mais aussi la charge transportée, la topographie, le climat, les lieux où le véhicule doit s'arrêter, etc. Tous ces paramètres sont entrés dans la solution qui en extraie la configuration de camions la plus adaptée au besoin du client. Cela vaut en particulier, encore une fois, pour disposer du nombre juste de batteries à bord, ni trop, ni pas assez ; mais aussi pour s'assurer d'une utilisation efficace du camion dans les 5, 6 ou 10 prochaines années, car la batterie va perdre en performance avec le temps.

Quel est votre aujourd'hui le défi principal en matière de data auquel vous faites face ?

Roman Sitte : Notre défi principal, c'est de tirer le meilleur parti des pools de données que nous créons. Nous devons combiner énormément de données différentes, en particulier avec le véhicule électrique et les informations sur la batterie, et pour ce faire, nous injectons de plus en plus de machine learning. Car c'est trop difficile pour des humains. Nous collectons tellement de données ! L'autre défi, c'est de sélectionner les données utiles dans cette masse pour les transformer en cas d'usage réel et utile pour le client. Nous devons identifier à quel moment il est important de partager une information et à quel moment, au contraire, la data interfère avec le travail du client. On ne doit ainsi pas inonder en permanence le chauffeur du camion d'informations qui ne sont pas pertinentes pour lui.

Un de nos enjeux est d'identifier les cas pertinents de partage de ces données. Quand doit-il vraiment venir à l'atelier ? La réparation peut-elle attendre la prochaine visite standard ? Il s'agit de faire bon usage de cette information pour faire évoluer intelligemment notre business model. Nous le faisons déjà pour la maintenance prédictive, en sélectionnant une partie des data pour les donner à l'atelier. Ce dernier connaît le comportement de la flotte de véhicules actifs dans sa zone géographique. Et ses équipes sont capables d'interpréter les données issues des véhicules, puis de contacter le client s'il est nécessaire d'agir.

La prochaine étape, dans laquelle la donnée sera encore plus centrale, est-ce le camion autonome ?

R.S. : Effectivement, en 2023, nous avons remporté un prix du design en Allemagne pour notre projet de camion autonome Atlas. Nous l'avons testé dans des environnements isolés, un terminal portuaire, un terminal à conteneurs, une zone minière. Nous réaliserons nos premiers essais cette année sur la voie publique en Allemagne.