Modéliser un espace naturel pour faire face aux conséquences du changement climatique et permettre aux différents acteurs concernés - publics mais aussi privés - de s'adapter et d'anticiper. C'est un peu la trajectoire que dessine le Grand port maritime de Bordeaux, le 7ème port français (avec 6 millions de tonnes de marchandises par an) situé sur le plus vaste estuaire d'Europe, celui de la Gironde. Comme le raconte Fabrice Klein, chargé de l'innovation au sein de cet établissement public de 340 salariés, les premiers travaux de modélisation de l'estuaire, sur lequel le Port de Bordeaux dispose de sept terminaux, remontent à une dizaine d'années. « Mais nous avions alors besoin d'experts pour installer l'outil et l'exploiter. Nous sommes ressortis frustrés de cette expérience. » Mais aussi avec la conviction qu'il fallait bâtir un outil plus simple d'accès et ouvert à tous. « Car les usages autour de ce type d'outils vont bien au-delà de la seule activité portuaire », commente Fabrice Klein.

Avec l'ambition de créer un véritable jumeau numérique de l'estuaire exploitable par différentes catégories d'utilisateurs, l'établissement public obtient un financement d'un million d'euros de la part de France Relance et débute le projet de développement en 2022 via un hackathon, qui met aux prises 4 groupements industriels. Construite autour d'une vision à 2030, mais avec la livraison d'une première version à un horizon d'un an - sous contraintes budgétaires évidemment -, la compétition est remportée par le consortium emmenée par Egis, un groupe de conseil et d'ingénierie réalisant un chiffre d'affaires d'environ 1,5 Md€, sur la base d'un modèle numérique Open Source issu d'EDF, Open Telemac.

Capitaliser sur les études environnementales

« En parallèle, nous avons commencé à identifier les ressources cloud à même d'héberger les développements et la plateforme », indique le chargé de l'innovation. Un volet du projet où le port opte pour GCP, le cloud de Google, pour des questions à la fois techniques et économiques. Le recours au cloud permet évidemment de ne mobiliser la puissance nécessaire à une simulation que le temps du calcul. Sur ce socle, une première version opérationnelle voit le jour en avril 2023, rapidement récompensée lors du salon BIM world de Paris, dédié aux jumeaux numériques.

« Nous voulons développer les usages au bénéfice du territoire, mais aussi aller vers un co-financement de l'exploitation », dit Fabrice Klein, chargé de l'innovation du Grand port maritime de Bordeaux. (Photo : D.R.)

Pour Fabrice Klein, l'outil bouscule d'abord les pratiques internes du Grand port maritime de Bordeaux. « Il va changer notre approche des études environnementales. Nous disposons désormais d'un modèle de référence Open Source qui peut être dupliqué dans des environnements collaboratifs. Dans nos marchés, nous demandons donc aux bureaux d'étude d'intégrer les travaux numériques dans leurs livrables et non plus de se limiter aux seuls résultats de leurs analyses », précise Fabrice Klein. Une façon de capitaliser sur les travaux réalisés, au-delà des seules études produites, en amassant la donnée dans une plateforme unique. « Et cette approche permet aussi d'ouvrir nos marchés à des bureaux d'études plus petits. »

Exporter le modèle

Au-delà de l'établissement public, le jumeau de l'estuaire apparaît également comme un outil au service d'une communauté bien plus large, que l'on parle de collectivités locales ou d'acteurs privés concernés par l'évolution de l'estuaire. Si de petites expérimentations ont déjà eu lieu avec des acteurs tiers, Fabrice Klein entend mettre en place une gouvernance partagée de l'outil, un nouveau modèle qui transformerait le jumeau en un commun numérique. « Nous voulons développer les usages au bénéfice du territoire, mais aussi aller vers un co-financement de l'exploitation, détaille le chargé de l'innovation du Grand port maritime de Bordeaux. Nous sommes en train de déposer une réponse à un appel à projets de l'Ademe sur le sujet. » Par ailleurs, l'établissement public est en train de donner naissance à ces communautés d'utilisateurs en créant des ateliers sur le jumeau pour de différents profils (décideurs, usagers, experts scientifiques ou des bureaux d'étude et, enfin, développeurs). Dès cette année, le Grand port maritime de Bordeaux prévoit aussi de rendre les prévisions du modèle accessibles par API, afin de faciliter leurs réutilisations par des organisations tierces.

Cette volonté de faire grandir la communauté ne s'arrête d'ailleurs pas à la Gironde, ni aux frontières de l'Hexagone. Comme le laisse entendre le site Jumeaux numériques du fleuve, qui détaille le projet et expose certains services, l'ambition est bien de démontrer la réplicabilité du modèle à d'autres cours d'eau. Un démonstrateur a ainsi été réalisé sur le Saint-Laurent, avec l'aide de scientifiques canadiens, démonstrateur présenté en mai 2023. « Notre ambition consiste également à développer les passerelles entre les mondes académique et industriel, par exemple via la mise à disposition des décideurs de scripts développés par les scientifiques », ajoute Fabrice Klein, pour qui cette science ouverte doit favoriser dans le monde économique, mais aussi dans la société toute entière, l'acceptation des régulations sur les usages de l'eau.

Les jeux de données enrichissent le modèle

Doté d'une interface de type SIG, le jumeau regroupe différents jeux de données en Open Data, venant se superposer à un modèle du fleuve développé dès le milieu des années 2010, dans le cadre d'un projet européen. « Nous intégrons, par exemple, le débit amont, les conditions météo mais aussi des projections, comme Garonne 2050, bâtie sur le scénario modéré du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, NDLR) », précise Fabrice Klein. Ainsi enrichi, le modèle est exploité par les services environnementaux ou par les services techniques du port pour, par exemple, planifier des activités de dragage ou vérifier la navigabilité du fleuve. Il peut aussi être mobilisé pour des besoins plus ponctuels, comme c'est le cas pour l'identification de zones de mouillage pour les éléments servant à l'assemblage du parc éolien en mer au large d'Oléron. « Sur ce projet, les bureaux d'étude exploiteront notre modèle et leurs résultats y seront bien sûr intégrés », glisse Fabrice Klein.