Le numérique étant de plus en plus vital pour les entreprises, le rôle du DSI évolue rapidement. Les décideurs IT se retrouvent en compétition avec des dirigeants métiers qui détiennent le bon mélange de connaissances business et techniques nécessaires pour mener à bien des stratégies de transformation.

Un rapport récent de la société d'études IDC a placé les dirigeants informatiques à la croisée des chemins, prédisant que, d'ici 2026, 60 % des DSI de l'APAC (Asie-Pacifique) verront leur position mise en cause par certains de leurs homologues des lignes métiers, qui peuvent mieux démontrer leur capacité à aligner la technologie avec la mission et les clients de l'organisation. Déjà sous pression pour accélérer la transformation numérique, les DSI voient désormais souvent leur voix étouffée par les dirigeants métiers qui sont fortement impliqués dans les prises de décisions technologiques, selon le rapport. Cette tendance pourrait exposer les DSI à une réduction de leur influence sur l'agenda technique de leur entreprise, ou les pousser à un rôle secondaire au sein de la C-suite.

Narottam Sharma, qui a récemment quitté son poste de DSI mondial de la multinationale indienne Mastek afin de conseiller les entreprises dans leur transformation numérique, va droit au problème : « La technologie se démocratise, mais le rythme auquel les métiers apprennent la technologie est plus rapide que le rythme auquel la tech apprend les arcanes des métiers. En conséquence, les DSI voient leurs rôles remis en question par leurs homologues métiers. » Des budgets technologiques et des stratégies de transformation de plus en plus fragmentés pourraient accélérer ce mouvement, estime-t-il. « Les conséquences de cette situation sont difficiles pour les directions générales, car l'argent est alors distribué dans différentes poches au sein d'une organisation, observe Narottam Sharma. De plus, cela empêche une transformation cohérente et holistique de l'entreprise, ce qui finit par entraver la création de valeur à l'échelle de l'organisation. »

La stature technologique croissante des métiers

Basé en Malaisie, Ts. Saiful Bakhtiar Osman, directeur IT pour l'Asie-Pacifique de la société de services financiers The Ascent Group, a vécu cette situation, avec des conséquences dommageables. « J'ai été dans cette situation dans le passé. Des dirigeants métiers frustrés ont eu recours au lobbying, utilisant la vitesse de mise sur le marché comme excuse auprès de la direction afin de pouvoir mener leurs propres initiatives, relate Saiful Bakhtiar Osman. Un tel passage en force, sans planification appropriée ni meilleures pratiques IT en place, a conduit à l'échec de l'initiative. L'IT a ensuite été sollicité pour réparer les dégâts. » Cela a non seulement ajouté une charge de travail superflue pour la DSI, mais a également exposé l'organisation à des non-conformités lors d'audits et l'a rendu plus vulnérable aux menaces. « Si la DSI avait été consultée dès le début, cela aurait permis à l'entreprise d'économiser du temps et de l'argent pour lutter contre tous les bugs et problèmes de sécurité. Les normes de gouvernance de la sécurité informatique sont là pour une bonne raison », rappelle le directeur IT.

Néanmoins, Saiful Bakhtiar Osman convient que la participation active des métiers peut également avoir un impact positif, à condition que des contrôles appropriés soient en place. Les métiers pourraient se développer rapidement avec des dirigeants pilotant des initiatives dans leur domaine d'expertise. Et favoriser l'appropriation par les dirigeants métiers peut également atténuer les réactions négatives au sein de leur département. « En l'absence de contrôle, l'entreprise demeure toutefois menacée par le shadow IT et l'IT peut devenir un bouc émissaire pratique à blâmer pour tout échec », prévient-il.

De son côté, Naren Gangavarapu, DSI et responsable du digital au Northern Beaches Council, une organisation gouvernementale locale de Sydney, est tout à fait favorable à la montée en puissance des métiers sur les sujets IT, considérant ce changement non pas comme une « mode passagère », mais comme la nouvelle norme à laquelle les DSI doivent se préparer. « C'est dans cette direction que les entreprises devraient se diriger, estime-t-il. À l'heure actuelle, la plupart des organisations poursuivent de multiples stratégies telles que la stratégie numérique, la stratégie informatique, la stratégie de sécurité, la stratégie métier et la stratégie d'entreprise. Faire fonctionner toutes ces stratégies de manière harmonieuse est un défi et celles-ci finissent par prendre la poussière et être révisées une fois par an ou à un rythme encore plus lent, perdant ainsi leur pertinence dans un monde en évolution rapide. Il ne devrait y avoir qu'une seule stratégie, celle ciblant 'le monde numérique'. Les progrès de l'IA et de l'informatique quantique placeront davantage les métiers aux commandes », affirme le DSI.

Dans son rôle précédent, Naren Gangavarapu était intégré au métier, où il avait la responsabilité d'améliorer l'efficience, ce qui impliquait de diriger des initiatives de transformation numérique au sein de son département, la planification. Il a pu réduire de moitié les délais d'évaluation des projets importants de l'État, ce qui a permis un investissement de 18 milliards de dollars en Nouvelle-Galles du Sud, créant 59 000 emplois au cours de l'exercice 2018-2019.

Comment les DSI peuvent rester pertinents

Même si les dirigeants métiers deviennent plus avertis en matière de technologie, ces dernières années ont prouvé à quel point le rôle de DSI est essentiel pour que les entreprises restent résilientes et exécutent leurs stratégies de transformation numérique.

Pour éloigner leurs homologues métiers de leur territoire, les DSI doivent être en mesure de démontrer aux autres membres du comité exécutif comment leurs actions et leurs décisions améliorent directement l'activité, tant au niveau opérationnel que stratégique, selon Linus Lai, analyste en chef chez IDC Australie - Nouvelle-Zélande. Les DSI doivent également établir des relations avec les parties prenantes au sein des métiers et s'appuyer sur les responsables des relations métiers pour mieux servir les organisations en contact avec les clients. « Les DSI devront s'assurer qu'IT et métiers obtiennent conjointement des résultats efficaces pour l'entreprise, en fournissant des conseils stratégiques sur la transformation numérique et en permettant une communication ascendante efficace. Ils doivent lancer un examen critique de leurs pratiques d'approvisionnement pour gérer l'écosystème des fournisseurs afin de maintenir les objectifs en termes d'architecture et de dépenses. De plus, les responsables informatiques devront gérer la dette technique dans l'ensemble du portefeuille d'applications, avec une gestion agile de ce portefeuille et une cartographie des flux de valeur », détaille Linus Lai.

Pour que les DSI tiennent bon, Narottam Sharma affirme qu'ils ne peuvent pas se contenter de comprendre les métiers, mais doivent plutôt développer de grandes compétences relationnelles et être capables de diriger des personnes dans un environnement interfonctionnel et géographiquement distribué. Ils doivent également être en mesure de tirer parti des technologies émergentes pour donner aux métiers un avantage concurrentiel. Dans ce but, Narottam Sharma a créé un comité de décision transversal dans ses anciens rôles de CIO, composé de responsables fonctionnels, tels que le DAF et le DRH, et de responsables techniques, tels que le DSI ou le responsable des applications. « Cela a aidé à démocratiser le processus et à favoriser le support des projets en interne et leur exécution en douceur », indique-t-il.

Naren Gangavarapu affirme que de tels efforts sont essentiels pour faire face au poids croissant des métiers, efforts qui comprennent aussi « le changement de mentalité des ressources technologiques, en les préparant à se fondre dans les métiers par la sensibilisation, la formation et un changement de culture. En plus de recruter des collaborateurs avertis en matière de technologie et alignés sur les attentes des clients, les DSI devraient eux-mêmes se préparer à devenir une fonction de conseil », recommande-t-il.

Pour y parvenir, Naren Gangavarapu a créé un conseil numérique au sein du Northern Beaches Council afin d'amener le conseil d'administration, composé de 15 conseillers élus par la communauté, à adhérer à sa vision et à ses arbitrages. Il met à jour la stratégie RH et les fiches de postes, qui décrivent les compétences numériques attendues de chaque nouvel embauché en fonction de son rôle. « Nous décentralisons le budget IT vers les unités métiers, elles en sont propriétaires et dirigent le cycle de vie du contrat et des services. Nous développons également en continu des compétences dans les métiers afin qu'ils soient équipés pour gérer les changements technologiques, la conformité et le réglementaire autour de la technologie, explique-t-il. Ici, l'informatique joue un rôle de conseil et les métiers prennent les devants. En connectant les métiers aux innovateurs du marché dans leurs domaines respectifs, avec un support de l'IT, nous encourageons l'innovation. »

Selon Naren Gangavarapu, ces initiatives ont permis à un certain nombre de métiers d'être autonomes et de gérer leurs propres initiatives numériques avec une coordination centralisée de l'IT. Avec des progrès effectifs via cette démarche, selon lui : « l'engagement des employés a augmenté de 9%, le bien-être de 13% et le score de satisfaction client est passé de 71% en 2019 à 88% en 2022 ».

À quoi pourrait ressembler le futur rôle de DSI

Il va de soi que les futurs DSI iront au-delà de leurs fonctions IT. Avec la récente pandémie et la poussée croissante de la transformation numérique, les DSI portent déjà plusieurs casquettes. « Le DSI doit désormais devenir un stratège marketing, un analyste métier, un conseiller financier et un expert des opérations, tout en conservant son expertise principale en tant que champion de l'IT. C'est la voie à suivre et les DSI doivent continuer à se perfectionner, à se mettre à niveau et à monter en compétences pour rester pertinents », affirme Saiful Bakhtiar Osman.

À l'avenir, des opportunités se présenteront aux DSI pour intervenir dans d'autres fonctions de direction, pour y ajouter de la valeur et permettre à l'organisation de rester pertinente. Cette  évolution s'appliquera à tous les autres profils technologiques, qui se rendront compte de l'impossibilité de travailler en silo dans une entité IT autonome, et du besoin d'être intégrés aux métiers, afin de comprendre le contexte et de maximiser la valeur créée par la technologie.

Pour Naren Gangavarapu, « la fonction numérique et technologique sera intégrée dans les métiers, pour piloter des stratégies et offrir des produits et services adaptés à l'économie numérique. La fonction des équipes IT se réduira, car un certain nombre d'entre elles se déplaceront vers les métiers, et l'informatique ne conservera que les travaux sur le socle, tels que l'infrastructure, les communications et la cybersécurité. Les équipes interfonctionnelles deviendront un ingrédient clef pour réussir dans l'économie numérique. » Et ce passage à l'informatique embarquée dans les métiers transformera davantage le rôle du DSI, déclare Naren Gangavarapu. « Il est plus facile de favoriser l'adoption du numérique dans les métiers en faisant partie du métier plutôt qu'en venant de l'informatique, car dans le second cas, on est considéré comme externe - 'quelqu'un qui fait faire' - ; par conséquent, les DSI doivent commencer à assumer des rôles dans les métiers avec divers titres tels que directeur de la transition, directeur du conseil numérique ou directeur de l'innovation », développe-t-il.

Les responsables informatiques qui ne veulent pas changer pourraient bientôt voir leur chance tourner, estime Narottam Sharma, car il voit ces DSI être remplacés dans leur rôle actuel, à moins qu'ils n'acquièrent les compétences nécessaires pour rester pertinents, en devenant des directeurs de la transformation. Ceux-ci travailleraient alors en étroite collaboration avec le PDG et serviraient de pont entre une direction IT revenu à son périmètre classique et les métiers. « Les directeurs de la transformation identifieront les opportunités de transformation métier au sein de l'entreprise et travailleront en étroite collaboration avec les métiers. Avec une propriété des projets accordés aux métiers respectifs, tandis que la création de valeur au niveau de l'entreprise et l'avantage concurrentiel seraient partagés entre les deux parties », dit-il, ajoutant que le DSI pourrait devenir le gardien ou l'architecte en chef de ces transformations. Ou être relégué, s'il ne parvient pas à apporter une valeur ajoutée au conseil d'administration, et finir, alors, par rendre compte au directeur de la transformation.

Linus Lai d'IDC partage cet avis : « je pense que le rôle du DSI évoluera vers celui de directeur de la technologie d'entreprise, ce que de nombreux DSI peuvent trouver difficile, mais c'est un rôle où ils sont des partenaires du métier, pour concrétiser la promesse de nouveaux modèles métiers et opérationnels bâtis sur le numérique. » Pour lui, les cadres dirigeants se préoccupent davantage de la rentabilité et de l'amélioration de l'efficacité opérationnelle, en se concentrant sur l'amélioration de la productivité des employés, l'innovation et le délai de mise sur le marché de celle-ci. « Si les DSI doivent jouer un rôle d'orchestration entre technologie et métiers au sein de l'équipe de direction, une partie de cet effort consistera à établir ou à renforcer des relations avec leurs homologues métiers. »