Les ordinateurs quantiques ne sont pas encore prêts à rejoindre l'informatique de production des entreprises. Soit. Mais ils ont néanmoins déjà montré leur intérêt dans plusieurs secteurs d'activité, autour de calculs variés. De premières applications sont trouvées dans le secteur de la chimie (Airbus, TotalEnergies ou EDF), mais aussi pour résoudre des problématiques d'optimisation (EDF et Airbus encore, ainsi que la Matmut). Ces dernières, pour lesquelles existent des architectures quantiques spécifiques, étant par construction moins sensibles aux erreurs que génèrent les qubits et qui restent une épine dans le pied pour le développement à plus grande échelle de la technologie.

Industrie, chimie, banque, assurance : CIO fait le point sur un certain nombre d'expérimentations menées par des entreprises françaises. Dont, pour certaines, un passage en production est même envisagé. La liste est par ailleurs loin d'être exhaustive : de multiples organisations, dans le monde entier, ont rendu publics les tests qu'elles mènent sur les architectures quantiques. C'est le cas du Crédit Mutuel (sécurité, risk management, détection de fraude et compréhension des comportements clients), de JPMorgan Chase (optimisation des investissements), de Volkswagen (planification des flux et optimisation des approvisionnements), de Goldman Sachs (amélioration de la précision des prévisions de marché), de Quantum Motion (simulation de la structure moléculaire de médicaments) ou de Moderna (recherche sur les médicaments à base d'ARNm), etc. Ces usages restant limités à un des trois domaines d'applications de l'informatique quantique : le calcul, et non aux beus autres que sont la sécurité et les capteurs quantiques.

Chez EDF, se frotter aux complexités du vehicle-to-grid

Parmi les premiers algorithmes quantiques développés par EDF, figure un système d'optimisation des réseaux de type vehicle-to-grid, qui permettent de réinjecter de l'énergie sur le réseau depuis les batteries des véhicules électriques. « Ce sont des problèmes d'optimisation très complexes, car il faut tenir compte des besoins de chaque foyer. Nous voulions évaluer la faisabilité d'un tel calcul sur une architecture quantique et sa capacité à trouver un optimum », dit Stéphane Tanguy, directeur des services et technologies de l'information de la R&D d'EDF. Aujourd'hui, sur ce terrain, EDF dit disposer d'un algorithme « au moins aussi bon » que celui utilisé en HPC. Pour ce faire, l'énergéticien s'est reposé sur l'architecture de la start-up française Pasqal.

En parallèle, il a travaillé sur des problématiques de modélisation de la microstructure des matériaux, sujet clef pour un industriel dont les ouvrages doivent durer plusieurs décennies, ou celle portant sur le vieillissement des batteries. « Autant de phénomènes complexes à modéliser en HPC, des architectures où nous sommes obligés de consentir de nombreuses approximations pour parvenir à des temps de calcul acceptables », reprend le CTO

Chez TotalEnergies, optimiser la capture de CO2

Pour TotalEnergies, les premières applications du calcul quantique sont à rechercher du côté des applications de chimie, d'où de premiers tests autour de la capture du carbone par des matériaux spécialisés. « Pour capturer des millions de tonnes de CO2 par an, nous aurons besoin de matériaux nanoporeux efficaces et au bon coût. Pour tester les différentes possibilités, nous avons recours à la simulation sur du HPC. Mais celle-ci a besoin de valeurs en entrée pour réaliser ses calculs. C'est sur ce point précis - le calcul des paramètres d'entrée - que nous testons le calcul quantique », souligne Jean-Patrick Mascomère, responsable de l'équipe calcul scientifique au sein de la R&D de TotalEnergies-OneTech.

Comme le montre cet exemple, la démarche des équipes du groupe énergétique consiste plutôt à confier une partie du calcul d'ensemble à une architecture quantique. Pour nos tests, la société a eu recours tant à un émulateur quantique, qui permet de faire tourner les calculs sur des systèmes idéalisés, mais nécessairement limités en termes de puissance, qu'à de vrais ordinateurs quantiques, auxquels elle accède via le cloud. « Aujourd'hui, les limitations de ces architectures nous poussent à effectuer des simplifications trop importantes pour envisager un passage en production. Nous nous efforçons en effet de faire rentrer notre problématique dans les limites actuelles des systèmes quantiques, mais cette situation s'améliore d'année en année, au rythme des progrès des ordinateurs quantiques », reprend Jean-Patrick Mascomère.


« Notre objectif consistait à valider la capacité du calcul quantique à s'appliquer sur un vrai cas d'usage en finance, pas seulement sur des cas théoriques », indique Ali El Hamidi, responsable adjoint du capital market funding au sein de CACIB. (Photo : D.R.)

CACIB : préciser les calculs de risques et de prix

La banque d'investissement du Crédit Agricole a lancé deux projets distincts autour des architectures quantiques. Le premier, baptisé Feynman (du nom du physicien américain à l'origine de l'idée du calcul quantique), repose sur une architecture matérielle quantique, celle de Pasqal, société française co-fondée par le prix Nobel de physique 2022, Alain Aspect. « Nous avons choisi d'adresser un problème financier maîtrisé avec une technologie révolutionnaire ! L'objectif était de valider que le calcul quantique pouvait réellement s'appliquer sur un vrai cas d'usage en finance, et pas seulement sur des cas théoriques comme cela a pu être fait par d'autres », indique Ali El Hamidi, responsable adjoint du capital market funding au sein de l'établissement. « L'architecture de Pasqal se prête bien à l'identification d'événements rares. D'où notre idée d'appliquer cette caractéristique au risque de crédit, pour anticiper la dégradation ou le défaut nos contreparties très bien notées, dont la probabilité de défaut est donc faible. »

« Avec un processeur à 50 qubits (des atomes dans le processeur quantique de Pasqal), nous avons réussi à obtenir des résultats coïncidant avec ceux de notre architecture classique », indique le responsable, chaque qubit permettant de représenter un paramètre de la fonction de coût. Ces 50 atomes sont certes bien moins nombreux que le nombre de paramètres présents dans l'architecture classique (1200), mais le fait de les parcourir intégralement permet d'arriver à un niveau précision similaire au calcul haute performance (HPC), où là aussi des compromis doivent être effectués pour rester dans des temps de calcul acceptables. « L'avantage de l'ordinateur de Pasqal est que la capacité de calcul est doublée chaque fois qu'un qubit est ajouté. Cela nous laisse entrevoir des résultats de plus en plus précis à l'avenir. », reprend Ali El Hamidi. Sur ce projet, la banque est aussi parvenue à diviser par trois le temps d'obtention des résultats par rapport au HPC, le ramenant à 1h30.

De son côté, le projet Grossmann, du nom du mathématicien suisse Marcel Grossmann connu pour avoir aidé Albert Einstein à construire la théorie de la relativité générale, est basé sur un ensemble d'algorithmes qui utilisent un objet mathématique appelé tenseur. « Il s'agit donc davantage d'un projet de calcul inspiré par les outils mathématiques de la physique quantique, » résume Ali El Hamidi. L'objectif ici : calibrer des modèles de valorisation de produits dérivés. « L'utilisation des réseaux de neurones en pricing constitue une approche nouvelle dans notre domaine. Cependant, le temps d'entraînement de ces réseaux est souvent prohibitif. Avec les réseaux de tenseurs, nous avons probablement une solution à ce problème », souligne le responsable. L'enjeu : parvenir à des durées d'entraînement des modèles acceptables, tout en conservant une précision suffisante pour les besoins des salles de marché. A ce stade, CACIB observe une réduction des temps d'entraînement par des facteurs allant de 2 à 12 par rapport aux approches par réseaux de neurones. Comme l'indique Ali El Hamidi, « nous continuons de travailler dans le but de passer à la phase d'industrialisation sur ce projet ». Tout en veillant à préparer le volet touchant à la validation des modèles, afin que cette nouvelle approche puisse être utilisée progressivement en production. Au total, les travaux de Crédit Agricole CIB autour de ces deux projets ont mobilisé une dizaine de contributeurs au sein de la banque (front-office, risk managers, IT, pilotage de projet).

Chez Airbus, isoler le meilleur catalyseur pour les piles à combustible

Sur le calcul quantique, Airbus a démarré - assez classiquement - avec des problèmes d'optimisation. « Par exemple, nous nous sommes attaqués à la question du chargement d'un aéronef, avec différentes tailles et masses de contenants, et en intégrant tout un tas de contraintes qu'on retrouve en opération. L'objectif étant de minimiser la consommation de carburant et d'augmenter l'efficacité opérationnelle. Ce type de problèmes mathématiques, traité habituellement avec des algorithmes heuristiques, passe très mal à l'échelle », observe Jasper Simon Krauser, coordinateur des technologies quantiques au sein de l'industriel. Les équipes d'Airbus ont alors développé un algorithme quantique fonctionnant sur un véritable ordinateur quantique (celui d'IonQ). « Nous avons été en mesure de trouver la meilleure solution parmi 500 millions avec 28 qubits. Et avec la prochaine évolution matérielle de cette architecture, le potentiel de la machine va croître de façon exponentielle, même si de nombreux défis restent à relever », souligne le responsable.

Le constructeur aéronautique s'est également associé à d'autres entreprises autour d'expérimentations communes. Par exemple avec BMW, pour modéliser sur une architecture quantique la réaction chimique de réduction de l'oxygène sur la surface d'un catalyseur à base de platine, un procédé essentiel dans les piles à combustible. Basé sur le système quantique H-Series de Quantinuum, le projet a permis de développer un workflow hybride susceptible d'accélérer les futures recherches sur les problèmes quantiques, comme les réactions chimiques. « Modéliser la réaction chimique dans une pile à combustible est un moyen de trouver le meilleur catalyseur pour ce procédé. Dans ce secteur, c'est totalement disruptif », souligne Jasper Simon Krauser.


Un système quantique de la firme canadienne D-Wave, spécifiquement conçu pour les problèmes d'optimisation. (Photo : D.R.)

Pour la Matmut, affiner la grille tarifaire

Malgré son chiffre d'affaires de 2,5 Md€ en 2022, la Matmut apparaît comme un petit Poucet parmi les groupes se frottant aux premières architectures quantiques. Sa présence aux côtés de mastodontes des secteurs industriel et financier s'explique aisément par les perspectives que ces architectures offrent au secteur de l'assurance. Les premiers tests de la mutuelle se concentrent sur la question de la tarification de l'assurance automobile. « Regrouper des classes de véhicules pour proposer un tarif pertinent est à la fois un enjeu de compétitivité et d'équilibre financier pour notre entreprise, souligne le CTO de la Matmut, Sébastien Marie. Or, il s'agit de manipuler des matrices avec des centaines de milliers d'entrées et des centaines de colonnes. Les calculs sont très complexes ; nous sommes donc contraints de faire des choix pour les simplifier. » D'où l'idée de recourir à une architecture quantique pour trouver de nouvelles méthodes de regroupement de données. Soit, en termes mathématiques, un problème d'optimisation visant à trouver la meilleure solution parmi un ensemble immense de possibilités. Sur ce projet, la Matmut travaille avec la start-up parisienne QbitSoft, qui fournit une couche d'abstraction par rapport au matériel quantique. Les premières expérimentations devraient être menées sur un ordinateur D-Wave, spécifiquement conçu pour ces problématiques d'optimisation (on parle d'annealing quantique). Sur ce sujet, l'année en cours aura été consacrée à acculturer les Data Scientists du groupe au quantique et à modéliser le problème. « En 2024, nous espérons tester ce cas d'usage et comparer les résultats obtenus avec les calculs classiques. En fonction de ces résultats, nous prendrons la décision de louer ou pas de la puissance machine via QbitSoft », indique le CTO.

La mutuelle, qui s'est lancée dans une stratégie d'expérimentation sur les architectures quantiques voici environ 18 mois, travaille également sur l'amélioration de la détection des fraudes. L'architecture cible associe réseaux bayésiens fonctionnant sur une architecture classique et un système quantique Pasqal. Un projet de recherche de deux ans sur le sujet est en cours de lancement. « L'objectif est de développer un algorithme un peu spécifique pour calculer le réseau de moindre résistance dans les réseaux bayésiens afin d'améliorer la détection de fraude », précise Sébastien Marie.