Le retour de Pat Gelsinger chez Intel après une absence de 12 ans a été salué positivement par les milieux financiers , avec un bond de l'action de 8 % mercredi dernier suite à l’annonce du changement de CEO. Les analystes ont accueilli ce retour et apparemment même le personnel d'Intel l'a approuvé, soulignant que Pat Gelsinger y est resté populaire malgré son départ en 2009.

Remplacer le CEO sortant Bob Swan par celui de VMware n'est pas un anathème du premier, qui a pris la relève début 2018. Intel devrait atteindre ou dépasser les prévisions de recettes et de revenus du premier trimestre lorsqu'elle publiera ses résultats le 21 janvier. Le fait qu'on donne à Bob Swan le temps de faire ses cartons - il restera en poste jusqu'à la mi-février - indique qu'il s'agit d'une séparation civile, contrairement à celle de son prédécesseur, Brian Krzanich, qui a du partir très vite

Le difficile passage de 14 à 10 nm 

Le plus grand échec de Bob Swan chez Intel a été l’accumulation de retard dans le processus de fabrication, ce qui n'est guère de sa seule faute. Le fondeur a eu beaucoup de mal à faire passer la taille de ses nœuds de fabrication de 14 à 10 nm afin d'améliorer l'efficacité énergétique, les performances et le prix de ses processeurs. Pendant ce temps, le géant taïwanais de la fonderie TSMC fabrique à la chaîne des puces 7 nm pour AMD, qui grignote tous les mois les parts de marchés d’Intel avec ses puces Ryzen.

Mais Bob Swan réussit un grand nombre de choses chez Intel. Il a vendu les activités radio 5G - à Apple - et NAND flash - à SK Hynix -, qui étaient des distractions. Il a acquis Habana, Moovit et Bearfoot Networks, tous plus proches des activités de base d'Intel, et a lancé le projet XPU. Il s'agit d'une solution où plusieurs puces - CPU, GPU, FPGA ou accélérateur IA - sont toutes reliées entre elles par une API unique qui mise sur le composant pour réaliser une tâche de calcul. Pas mal pour un financier, mais Bob Swan n’est pas le premier CEO d’Intel à ne pas être issu du sérail des ingénieurs. Paul Otellini, un autre ancien CEO  d'Intel, avait juste un MBA en poche et pas de diplôme d’ingénieur. Intel n'a pas nécessairement besoin d'un ingénieur à la tête de l’entreprise, mais d’un visionnaire capable de devancer le marché. Pat Gelsinger est capable d’insuffler cet élan visionnaire. C’est quelque chose qu’un CEO doit posséder. Jen-Hsun Huang chez Nvidia, tout comme Lisa Su chez AMD, ou encore Marc Benioff chez Salesforce l'ont à revendre. Tim Cook ne l'a pas. C'est pourquoi Apple ne fait rien d’autre que développer ses produits existants sans proposer quelque chose de vraiment nouveau.

Important turn-over

Comme Bob Swan l'a montré avec la stratégie XPU, il était plutôt un homme d'opérations. Sa tâche consistait à réparer une entreprise brisée par le règne erratique de Brian Krzanich, et c'est ce qu'il a fait. Il a endigué l'hémorragie des talents et a remonté le moral des troupes. Il a fait en sorte qu'Intel livre les produits à temps, sans être gêné par des pénuries aussi graves que celles qui touchent AMD. L'analyste Rob Enderle l'a très bien dit quand il m'a dit que Bob Swan est un mécanicien, mais que Pat Gelsinger est un pilote. 

Le départ de Bob Swan continue toutefois de poser un problème à Intel : ses trois derniers CEO ont tous quitté le navire en marche. Paul Otellini a été remercié au bout de huit ans pour n’avoir pas su gérer  l’explosion des ventes de smartphones et avoir laissé ARM dévorer les parts de marché d’Intel. Espérons que Pat Gelsinger saura briser cette martingale.

Chez Intel depuis le début

Pat Gelsinger a rejoint Intel dès la sortie du lycée en 1979. Comme il n'avait pas de diplôme universitaire, Intel a décidé de couvrir ses frais de scolarité tant qu'il maintiendrait une moyenne de B. Tout en travaillant sur le processeur 80286, Gelsinger a obtenu un Bachelor of Science (4 ans d’études) en génie électrique. Il a obtenu sa maîtrise en EE (electrical engineering) à Stanford tout en travaillant sur le 80386, un produit qui a sauvé l’entreprise de la faillite.

À l'époque, la plupart des meilleurs talents d'Intel travaillaient sur un projet de remplacement de l'architecture x86 appelé iAXP432. Ce dernier était très ambitieux et tentait de faire beaucoup des choses que font les processeurs modernes, comme la mémoire et les capacités orientées objet, la gestion de la mémoire, le multitâche et la communication interprocessus. Mais la puce a été un échec gigantesque. Parallèlement, Intel avait chargé Pat Gelsinger et un autre ingénieur, John Crawford, d'essayer de trouver comment maintenir le 286 en vie en tant que produit provisoire. Ils ont mis au point le 80386 et assuraient la survie d'Intel. C'est le reflet de l'époque où deux ingénieurs d'une vingtaine d'années pouvaient à eux seuls mettre au point un processeur comme le 386. Aujourd'hui, les nouvelles architectures CPU nécessitent des milliers d'ingénieurs.

Départ contraint

À l'âge de 25 ans, Andy Grove a donné à Pat Gelsinger les rênes du projet 80486 pour l'empêcher de quitter l'entreprise, car ce dernier voulait retourner à Stanford à plein temps pour obtenir son doctorat en génie électrique (electrical engineering). Il allait devenir le premier directeur technique d'Intel, avec pour mission de deviner l'avenir de la technologie. Il a créé l'Intel Developer Forum (IDF, supprimé sous Brian Krzanich). Et lorsque AMD a créé des processeurs double cœur et fait une percer significative en matière de 64 bits avec ses instructions supplémentaires pour la plateforme x86, Intel a préféré tout miser sur son architecture IA64 (Merced puis Itanium) qui lui semblait l’avenir du 64 bits. Pendant ce temps, Pat Gelsinger trépignait sur place en demandant à ses patrons de prêter attention à AMD, qui lui semblait sur la bonne voie. Il avait raison avant l’heure, car Itanium reste un échec cuisant pour Intel, même avec le secours des ingénieurs d’Alpha, et pendant quelques années, AMD a été un concurrent majeur d'Intel, avant de sombrer dans les méandres du marketing et de la redite. 

Pat Gelsinger a fini par partir en 2009 après avoir été accusé de l'échec de Larrabee, une initiative  d'Intel pour créer un GPU que tous les analystes estimés voué à l'échec et non pas de sa faute. Il a  ensuite occupé pendant trois ans le poste de directeur de l'exploitation chez EMC pendant avant de prendre les rênes de VMware en 2012. Chez ce dernier, il a contenu la menace d’Hyper-V de Microsoft, a presque triplé son chiffre d'affaires à 12 milliards de dollars et a supervisé plus de trente acquisitions. L'entreprise est passée des hyperviseurs (de type 1 et 2) aux réseaux (avec l’acquisition de Nicira), au cloud, à la sécurité, aux conteneurs et à la 5G. Glassdoor l'a élu CEO de l'année en 2019 et, de l'avis général, les employés de VMware l'adorent.

VMware dans la tourmente 

S'il y a une mauvaise nouvelle pour quelqu'un, c'est bien pour VMware. En décembre dernier, Rajiv Ramaswami, COO de l’éditeur de Palo Alto, est devenu CEO de Nutanix, tandis qu'Ajay Singh, vice-président senior en charge de la gestion du cloud, est parti chez Pure Storage. VMware est donc décimé avec une véritable fuite des cerveaux - même si on trouve encore des gens de qualité comme Chad Sakac ou Maurizio Carli - à un moment où il espérait se séparer de sa société mère Dell Technologies.

En attendant, je n'attends pas de nouvelles fracassantes chez Intel pendant un certain temps, sauf peut-être un retour de l'IDF. Pat Gelsinger a beaucoup de rattrapage à faire.