Même si le logiciel libre n'est pas réellement gratuit, sa structure de coût a priori davantage favorable à l'organisation utilisatrice que le logiciel propriétaire, notamment avec l'absence de coût de licence, devrait séduire systématiquement les acheteurs. Mais, comme une table ronde organisée à l'OpenWorld Forum 2013 a permis de le relever, la réalité est plus nuancée.

Le premier point relevé est la répartition des rôles entre la direction des achats et la DSI. « L'achat du logiciel libre est un choix stratégique et technique de la DSI » souligne Jean-Séverin Lair, sous-directeur des SI au ministère de la Culture. Et l'absence de coût de licence, paradoxalement, perturbe l'acheteur habitué à ce type de négociation. Avec le logiciel libre, la négociation porte sur des éléments plus complexes, comme des prestations de service. L'achat de logiciel libre ne peut donc, selon lui, s'opérer qu'en coopération entre acheteur et DSI.

Le ministère de l'Intérieur est dans la même démarche de consensus entre les diverses parties prenantes : acheteur, DSI et juriste. Le juriste va peut-être davantage apprécier le logiciel libre en lui-même que l'acheteur : la souplesse contractuelle, notamment sur les niveaux de service, avec les acteurs est plus grande qu'avec des éditeurs traditionnels ou des prestataires SaaS. Avec le SaaS, il n'est pas rare que la marge de négociation soit nulle.

L'acheteur est pragmatique avant tout

Pour Christophe Antoni, chef du bureau de l'achat, du contrôle de gestion et de l'optimisation des moyens à la DSI du ministère de l'Intérieur, « l'acheteur public n'est pas ami ou ennemi du logiciel libre : il est pragmatique. » Au ministère de l'Intérieur, les quatre cinquièmes des serveurs sont sous Linux. Ouvrir la porte au logiciel libre permet de restaurer la concurrence et de réduire la dépendance envers certains éditeurs. Comme beaucoup de SSLL sont des PME, le choix du logiciel libre a aussi comme effet de répondre aux objectifs d'accès à la commande publique par les petites entreprises. « Le libre constitue un chantier exemplaire de mutualisation des ministères sous l'égide de la DISIC et du SAE où on arrive à combiner massification et recours aux PME » se réjouit Christophe Antoni.

Mais ces avantages peuvent être contrebalancés par des inquiétudes tout à fait légitimes. Une licence a l'avantage d'un coût précis, même s'il est élevé. Opter pour un modèle de service, c'est aussi opter pour une certaine incertitude. Même un recours à des forces internes a un coût et ce coût est souvent caché. De plus, la pérennité d'un logiciel libre est lié au dynamisme de sa communauté, point infiniment plus subjectif qu'un montant de chiffre d'affaires d'un éditeur propriétaire.

Une acquisition trop complexe pour le seul acheteur 

Hervé Martinage, directeur des achats indirects France de Auchan, confirme et juge même : « choisir l'open source est une démarche globale d'entreprise car le choix est trop impliquant pour être laissé aux mains des achats ». De plus, l'acheteur est face à des difficultés particulière, dans le privé comme dans le public : « beaucoup de paramètres sont à prendre en compte » précise Hervé Martinage. Le consensus tout au long du processus achat doit donc se doubler d'une réelle collaboration pour qu'acheteur, DSI et juriste.

Les fournisseurs ont un discours assez symétrique à celui des DSI et des acheteurs. Ludovic Dubost, fondateur de Xwiki, tient à rappeler que « la liberté n'est pas gratuité alors même que beaucoup d'acheteurs pensent encore que l'avantage principal du libre est la gratuité du logiciel. » Or cette gratuité est une illusion. Le coût du logiciel libre, en effet, se révèle dans le domaine des services associés. Par contre, cette gratuité des licences est associée à une liberté de réutilisation, donc une capacité à éjecter un prestataire qui ne jouerait pas le jeu. « Le plus grand avantage du logiciel libre est la liberté à long terme permettant de mettre en concurrence un éditeur qui abuserait de sa position, permettant aussi au logiciel d'évoluer vraiment en fonction des besoins des utilisateurs » insiste Ludovic Dubost. Si l'éditeur de départ ne fait pas évoluer convenablement son logiciel pour qu'il réponde aux besoins des utilisateurs, ou s'il devient trop cher, un autre prestataire pourra prendre le relais.

Le beurre, l'argent du beurre et le sourire de la crémière

Certains acheteurs ou utilisateurs conservent malgré tout l'idée du logiciel gratuit. Ludovic Dubost s'offusque : « l'acheteur attend même parfois en plus du logiciel gratuit le fait qu'on l'améliore gratuitement, qu'on fasse le service gratuitement, qu'on l'aide à se convaincre que c'est le bon logiciel gratuitement, alors que le seul revenu de l'éditeur est dans les services et que c'est la marge de ces services qui finance l'amélioration du produit. »

La relation que les fournisseurs, entreprises à but lucratif, est donc bien sûr une relation gagnant-gagnant, une relation de partenariat à long terme. On est ainsi très loin de la négociation strictement commerciale voire uniquement tarifaire que les DSI connaissent avec les éditeurs de logiciels propriétaires. Mais cela suppose que l'éditeur joue le jeu et réinvestisse en développement la marge obtenue sur le service. Le cas échéant, les utilisateurs doivent donc changer de prestataire sans avoir à changer de logiciel.

Ludovic Dubost explique également que certaines entreprises et surtout administrations sont victimes d'une illusion : « mettre en oeuvre des logiciels libres avec des forces internes peut paraître moins cher que de recourir à un prestataire spécialisé mais c'est faux si on incorpore tous les coûts cachés. »

Valoriser les apports plutôt que la licence

« Un problème est aussi l'absence de valorisation de ce qui est payant avec le logiciel libre, comme le niveau de service rendu, puisque cela n'est pas valorisé avec le logiciel propriétaire » observe François Gruyer, directeur technique & business development de l'entité CSD (Custom Software Development) de Capgemini. Ainsi par exemple, une « offre logiciel libre » s'accompagne de conditions de (non) limitations d'usage, d'engagements de qualité de service, de garanties... Les logiciels vendus avec une licence propriétaire ne sont pas dans cette logique. François Gruyer conclut : « l'acquisition de logiciel libre demande donc de la part de l'acheteur un effort d'adaptation à un référentiel d'offre assez différent, d'où parfois un inconfort, voire une plus grande difficulté à négocier. »