Pour ce Grand Théma CIO et Le Monde Informatique consacré à l'IA, nous avons reçu dans une première émission, Thales et Socotec, ainsi que le chercheur Jean-Gabriel Ganascia pour comprendre comment les entreprises publiques et privées s'organisent pour concrétiser leur stratégie en matière d'IA. Au programme, mise en place d'entités transverses métier et IT et de comités d'éthique dédiés, acculturation des équipes, PoC et industrialisation.

Avec le boom de l'IA générative, les organisations publiques et privées sont en effet poussées à rationaliser leurs développements ainsi qu'à donner de la visibilité à leurs projets. Thales et Socotec, par exemple, exploitent toutes les formes d'IA depuis plusieurs décennies déjà, mais viennent chacun de mettre en place une entité réservée à la technologie et à ses usages. D'autres structures comme France Travail, Club Med et Docaposte ont, quant à elles, mis en place des comités d'éthique en IA, tous trois présidés par le chercheur Jean-Gabriel Ganascia. Pour en savoir plus, nous avons reçu les deux entreprises et le chercheur dans notre studio.

Une structure à trois piliers chez Thales

Chez Thales, l'IA est une histoire ancienne, mais loin d'être de l'histoire ancienne. Bien au contraire. L'industriel de l'électronique pour la défense, l'aéronautique et le spatial, civils et militaires, pratique cette technologie depuis une soixantaine d'années. Pas moins. Notre invité, Philippe Keryer, DGA de la stratégie, de l'innovation et de la recherche, nous a rappelé que l'IA de systèmes critiques, comme ceux que Thales produit, est complexe, variée et porteuse de contraintes spécifiques. Celles liées entre autres à l'exiguïté des espaces dans lesquels elle doit se nicher ou encore la nécessité impérieuse de disposer d'algorithmes explicables dans un domaine comme la défense.


Philippe Keryer, DGA stratégie, innovation et recherche de Thales.

Pour rationaliser sa stratégie IA et lui donner davantage de visibilité, l'industriel a mis en place une organisation spécifique, appelée Cortaix. Son pilier principal Cortaix Lab, situé à Palaiseau (Essonne), regroupe 150 chercheurs qui étudient des IA hybrides entre data et règles, la cybersécurité, des méthodologies de qualification et de certification de l'IA dans les systèmes critiques, etc. Ce laboratoire alimente deux autres composantes de l'organisation, IA, Cortaix factory et IA Sensors. Elles développent des solutions d'IA pour les systèmes data pour la première et des solutions d'exploitation de données de capteurs, pour la seconde qui regroupe des experts IA et des sonaristes, des radaristes ou des spécialistes de la guerre électronique, par exemple.

Coupler développement IA matériel et logiciel

Projet phare au sein de Cortaix et déjà en cours de déploiement sur les prochains Rafale de Dassault Aviation, le pod Talios. Cette nacelle optronique dite « de désignation » capte des images de terrain depuis un avion de chasse sous lequel elle est installée pour identifier des éléments sur le terrain. Images qui étaient jusque-là souvent traitées au sol, après le retour de l'appareil. Comme nous l'a rappelé Philippe Keryer, pas question pour une IA embarquée dans un avion de chasse de dépenser plus de quelques dizaines de watts, là où un algorithme d'IA de reconnaissance d'images s'exécutant sur des GPU en consomme 10, voire 100 fois plus. Thales a donc travaillé sur la performance énergétique de l'algorithme, mais a aussi développé un composant FPGA (processeur embarqué préprogrammé) spécifique pour l'héberger dans l'espace contraint de la nacelle. Un développement IA à la fois logiciel et matériel.

Le DGA de Thales a également détaillé deux projets de perfectionnement du traitement des images radars, l'un pour l'aérien et l'autre pour le maritime, ainsi qu'une solution d'optimisation des flux dans les aéroports et de paramétrage de ces solutions avec les données très spécifiques à chacun des sites. Il a également expliqué pourquoi le groupe avait décidé de mettre en place une équipe de hackers éthiques à la triple compétence en IA, cybersécurité et électronique de systèmes critiques.


Raphaël Leclercq, directeur data à la tête du Data IA Hub de Socotec.

La computer vision pour identifier les défauts d'infrastructures

Socotec a de son côté a créé un Data IA hub, équipe transverse de 20 personnes dirigées par Raphaël Leclercq, son directeur de la data . L'entreprise est spécialisée dans les tests, l'inspection et la certification pour l'industrie, le BTP et les infrastructures. Son data IA hub a identifié des cas d'usage, en interne et pour ses clients, et acculture ses employés à la data et à l'IA avec des formations sur mesure, adaptée à ses métiers. Après près de 6 mois d'existence, la data IA hub travaille désormais sur 5 axes de développement : l'accompagnement des inspections, le monitoring avec la remontée en temps réel de données de capteurs, des assistants en GenAI pour l'interrogation en langage naturel de bases de connaissance, la RPA et l'extraction d'informations à partir de documents et de plans.

Regardez la 1e émission de notre Grand Théma sur l'IA


La structure est née à partir de deux projets existants, Sofia et Aurelia, que Raphaël Leclercq nous a détaillés. Le premier, développé avec Sanef (Société des autoroutes du nord et de l'est de la France) accompagne les inspecteurs dans l'analyse de défauts sur les ouvrages d'art des autoroutes. Ils sont ainsi assistés par une IA de computer vision pour analyser des photos de ces défauts et des algorithmes d'analyse de ces images et de proposition de notation de l'état de la structure. Les notes données par les inspecteurs sont d'autant plus importantes qu'elles conditionnent la durée et le montant des contrats.

Des comités d'éthique IA

Le projet Aurelia lui, identifie en quasi temps réel la source des nuisances sonores sur les chantiers, en particulier en ville. Il a été testé à l'occasion des travaux du Grand Paris Express. Ces sources de nuisances sonores ont été répertoriées en amont avec des experts, les « oreilles d'or », puis classifiées dans une base de données spécifique, non sous la forme d'enregistrements sonores, mais de spectrogrammes. Socotec a là encore développé un algorithme de computer vision pour analyser les nuisances sonores et les comparer à la base pour identifier la source potentielle.


Jean-Gabriel Ganascia, chercheur en IA, ancien président du comité d'éthique du CNRS, président des comités d'éthique en IA de France Travail, de Club Med et de Docaposte.

Pour terminer, nous avons reçu Jean Gabriel Ganascia, chercheur en IA, ancien président du comité d'éthique du CNRS, et aujourd'hui président des comités d'éthique en IA de France Travail, de Club Med et de Docaposte. Il a retracé pour nous, l'histoire de l'éthique et de l'informatique à partir du développement du Web dans les années 90, après que les nombreux questionnements sur l'éthique de la technologie dès les deux premières guerres mondiales ont abouti à la création de structures de surveillance de ces sujets.

Poussée en particulier par l'accélération des usages de l'IA générative, même si toutes les formes d'IA sont concernées, des organisations publiques et privées ont créé des comités d'éthique internes sur le sujet. C'est le cas de celles avec lesquelles Jean-Gabriel Ganascia travaille, et il en a détaillé les objectifs et les rouages. Ces comités accompagnent les entreprises et organismes publics en amont des projets d'IA pour réfléchir à leur conséquence. Le chercheur identifie 4 niveaux de mission pour ces comités réunissant experts métier internes et personnalités extérieures. Les 3 premiers consistent à émettre des recommandations associées à des contraintes techniques, à les mettre en oeuvre, puis éventuellement à certifier le résultat. Le 4e type de mission reste à développer selon Jean-Gabriel Ganascia. Il s'agit de s'assurer que l'IA n'est pas détournée dans le temps, une fois la fonction déployée. Il évoque l'exemple des craintes quant à la détection des mouvements de foule par caméra, application mise en place en France pour les JOP 2024 à Paris cet été.