Dans le secteur public, ce genre de litiges revient avec une grande régularité depuis une vingtaine d'années : encore une fois, au mépris du principe de concurrence, un appel d'offres est lancé avec un seul répondant final possible, à savoir Microsoft. Mais le Ministère de l'Education Nationale n'est pas une petite collectivité rurale pas très au courant des règles des marchés publics. L'appel d'offres lancé discrètement au mois d'août a donc légitimement provoqué la fureur du CNLL (Conseil National du Logiciel Libre), déjà à l'origine de plusieurs procès sur ce sujet. A l'heure où la question de la souveraineté numérique est devenue politiquement sensible, cet appel d'offres fait singulièrement désordre. Comme le souligne Maître Soufron, avocat du CNLL, « cet appel d'offres pose problème, car les spécifications techniques d'un marché ne peuvent se référer à une marque ou à un brevet lorsque cela est susceptible de favoriser ou d'éliminer certains opérateurs ».

Or, une rapide recherche sur le BOAMP (Bulletin Officiel des Annonces de Marchés Publics) montre combien ce principe est régulièrement bafoué. On trouve ainsi des achats de licences Microsoft, par exemples, par le Departement des Alpes-Maritimes ou la ville de Schiltigheim. L'appel d'offres pour la « Concession de droits d'usage à titre non exclusif, en mode perpétuel ou en mode locatif, de solutions Microsoft et services associés » au profit du Ministère de l'Education Nationale a été publié le 2 août 2020. La valeur estimée du marché est de 8,3 millions d'euros (dont un million en prestations connexes d'assistance). Il est précisé : « Des variantes seront prises en considération : non ». Autrement dit, le Ministère exclut toute solution qui n'est pas Microsoft, même meilleure ou moins chère. Le marché porte sur tous les produits pris en charge dans le cadre du MPSA

Des arguments classiques

Interrogé par la Rédaction, le Ministère de l'Education nationale a bien sûr défendu sa position. Tout d'abord, il rappelle que l'essentiel de ses serveurs (98%) utilisent des logiciels libres, notamment avec de la maintenance achetée chez Red Hat. Mais, côté postes de travail, les ministères de l'Education Nationale d'une part, de l'Enseignement Supérieur de l'autre, « investissent depuis plusieurs années dans des solutions collaboratives (dont les suites bureautiques), de gestion des postes de travail et des serveurs d'infrastructures Microsoft, et de leur évolution constante, pour faciliter l'exercice de leurs missions pédagogique, administrative et de recherche. Ils font aussi régulièrement appel à des prestations de conseil et d'accompagnement autour de ces technologies. »

Pourquoi refuser la concurrence, notamment d'outils tels que LibreOffice ? « Il ne s'agit pas d'un marché visant à remplacer les solutions mais à pérenniser un existant et des investissements préalables. En l'occurrence la base des postes de travail Windows, les licences Office, ou les serveurs d'infrastructures installées afin de bénéficier des évolutions, du support ou de pouvoir compléter cette base installée qui a fait l'objet d'investissements préalables (droits d'usage logiciels, équipements matériels). Ces investissements ont porté également sur la formation des agents (utilisateurs des services) ou des informaticiens en charge de construire ou maintenir les services délivrés aux utilisateurs. »

La fuite en avant

Il n'en reste pas moins que seul Microsoft peut répondre à un tel marché, ce qui contrevient par principe aux règles de la concurrence attendue dans les Marchés Publics. Là encore, l'argumentation du Ministère relève du classique : « La réglementation des marchés publics permet au pouvoir adjudicateur de faire référence à une marque lorsqu'il justifie d'un investissement préalable. Comme indiqué plus haut ce marché vise à maintenir ou compléter un existant ou à disposer de prestation sur les solutions Microsoft. L'éditeur Microsoft n'a pas d'exclusivité commerciale, ce sont donc des distributeurs de logiciels qui sont amenés à répondre au lot 1 ou sur le lot 2 des sociétés spécialisés sur les solutions de l'éditeur en capacité d'accompagner les bénéficiaires dans l'usage des solutions Microsoft. »

Derrière les arguties juridiques, il n'en reste pas moins que la mauvaise foi est évidente. En effet, les distributeurs achètent leurs licences auprès de Microsoft, seul et unique fournisseur final possible. De plus, les offres actuelles de Microsoft ne sont pas les mêmes qu'il y a quelques années. De toutes façons, une mise à niveau est indispensable tant du point de vue technique que des compétences des mainteneurs et des utilisateurs, en particulier avec le développement de l'interface ruban. En admettant même qu'il soit plus simple de faire évoluer un existant chez un même prestataire, il s'agit bien d'une fuite en avant : l'investissement va être sans cesse plus important donc servir de justification à ne jamais remettre en cause la position de Microsoft. Ce alors même que les solutions de l'éditeur américain sont désormais nativement en mode Cloud. Enfin, rappelons que l'usage des formats Microsoft n'est pas recommandé par le Référentiel Général d'Interopérabilité et que les textes en vigueur incitent à choisir au maximum des logiciels libres. Même au sein de l'Enseignement Supérieur, des solutions alternatives ont déjà été déployées à large échelle, notamment dans les universités de Nantes et de Lorraine.