Dans un rapport paru lundi, la Cour des comptes confirme, dans les grandes lignes, les conclusions d'une commission d'enquête sénatoriale qui avait empoisonné la campagne d'Emmanuel Macron lors de la Présidentielle de mai 2022. A savoir que, sous son premier mandat, les dépenses de l'Etat en prestations de conseil ont explosé et que l'encadrement de ce recours grandissant aux cabinets privés a été largement défaillant. Après avoir exclu les prestations informatiques (soit près des trois-quarts des 890 M€ engagés par les ministères en 2021), la Cour des comptes constate que les dépenses de conseil pures - « travaux d'études, de conception, d'accompagnement et d'aide à la mise en oeuvre de projets, notamment de modernisation ou de transformation » - ont triplé entre 2017 et 2021, pour représenter 270,5 M€. Dont 38 % au titre du seul accord-cadre interministériel relatif à la transformation de l'action publique, piloté par la DITP (Direction interministérielle de la transformation publique). Surprise, ce sont la Transition écologique et l'Intérieur qui sont les principaux clients des cabinets de conseil (plus de 20% des engagements de dépenses de 2022... chacun !).

Sur ce marché, Sopra Steria se taille la part du lion (plus de 75 M€ en 2021), devant Capgemini Technology (61,5), CGI (48) et Octo (33,5). Notons toutefois qu'en consolidant les branches Technology et Consulting de Capgemini, l'ESN vire en tête avec plus de 100 M€ engrangés en 2021. Objet central de la polémique, McKinsey ne figure pas dans le top 10 (avec 16,8 M€ en 2021). Notons toutefois que la comptabilisation des chiffres en elle-même soulève bien des questions : la centrale d'achats publics, l'Ugap, qui référence elle-même des cabinets privés auxquels peuvent avoir recours les ministères, apparaît en effet en tant que tel dans le tableau présenté par la Cour des comptes (avec un total de 61,6 M€).

L'absence de chiffres faisant foi

Même si l'Etat a mis la pédale douce en 2022 (avec un recul d'un tiers de la dépense) et si ce total ne représente que 0,25% des dépenses de fonctionnement de l'Etat, les sages de la rue Cambon critiquent l'absence de cadre cohérent dans le recours aux cabinets de conseil. Comme elle l'avait déjà fait en 2015 d'ailleurs ! « Plusieurs constats dressés à l'époque sont toujours d'actualité », tacle la Cour des comptes, pour qui, si des avancées récentes sont à relever (en particulier une circulaire de la Première ministre sur le sujet, en janvier dernier), elles sont nées « sous la pression de l'actualité ».

Premier hic, selon la Cour : pour piloter cette dépense, encore faudrait-il disposer de chiffres fiables ! Or, comme l'a d'ailleurs très bien montré la polémique entourant le recours aux cabinets de conseil l'an dernier, personne ne semble en mesure de produire un total faisant référence. « Cela résulte de l'inadaptation des référentiels comptables et des outils de suivi des dépenses de l'État », selon les auteurs du rapport. Sans oublier les différences d'interprétation de ce qu'est ou n'est pas une mission de conseil. « La difficulté à produire des données précises résulte aussi du fait que les ministères recourent majoritairement aux cabinets de conseil par le biais d'accords-cadres négociés et signés par des structures interministérielles (la DITP, la DAE et l'Ugap) », écrivent les auteurs, qui ne manquent pas de pointer le rôle de ces structures dans une forme de déresponsabilisation des ministères.

« Dépendance, perte de compétences, voire démotivation des agents publics. »

Plus fondamentalement, les sages critiquent aussi l'absence d'une doctrine claire dans le recours aux cabinets de conseil. Si, pour eux, l'externalisation de certaines tâches à ce type de prestataires n'appelle pas d'opposition de principe, elle doit être strictement encadrée. En particulier, les prestataires ne devraient pas remplir « des fonctions relevant du 'coeur de métier' de l'administration, y compris des tâches d'exécution à caractère permanent », « intervenir dans le processus de décision ou au titre de missions régaliennes », ou s'inscrire dans un cadre de renouvellement permanent entraînant « des phénomènes d'abonnement, de dépendance, de perte de compétences, voire de démotivation des agents publics. » Une critique à peine voilée des pratiques qui avaient cours sous la précédente mandature.

En plus d'une doctrine peu claire, l'administration est défaillante dans le pilotage de ces marchés, souligne la Cour. Tant dans la préparation et la négociation de ceux-ci, que dans l'accompagnement des missions. « Ceci est d'autant plus préoccupant que les dispositifs de contrôle des marchés ont été progressivement allégés », écrit la rue Cambon. Selon la Cour, les ministères ont tendance à se tourner vers les cabinets privés, « alors même que les missions auraient pu être conduites en mobilisant des capacités d'expertise internes, disponibles mais pas identifiées, par exemple au sein des inspections générales ou parmi les agents en attente d'affectation ». Et ce, d'autant plus facilement que certaines missions ont bénéficié des financements du programme interministériel de la DITP, allégeant le coût des prestations pour les ministères. L'accord-cadre interministériel de 2018 (dit accord-cadre Transformation), porté par cette direction, a ainsi généré pas moins de 270 M€ d'engagements auprès de prestataires privés sur quatre ans.

Accords-cadres : une solution de facilité

Enfin, et c'est probablement la critique la plus acerbe, la Cour des comptes déplore l'usage très répandu des accords-cadres, le principal support juridique pour le recours aux prestations de conseil. « Une solution de facilité, parfois au détriment de la rigueur », cinglent les auteurs du rapport. D'autant plus que l'exécution repose souvent sur de simples bons de commande (et non sous la forme de marchés subséquents). Selon le rapport, 85 % des missions en montant passent par des accords-cadres, de manière presque exclusive sous la forme de bons de commande.

Un choix qui ne s'imposait pas et qui a des conséquences néfastes : « dans de nombreux cas, la prestation fournie répond mal aux besoins. Il en résulte aussi des surcoûts et des prolongations de missions dans des conditions qui ne sont pas prévues par les règles de la commande publique », jugent les auteurs. Bref, pour la Cour des comptes, certains ministères ont utilisé ce véhicule juridique comme « un droit de tirage ne nécessitant pas une justification précise quant aux besoins et aux moyens d'y répondre ». De quoi flirter plus que dangereusement avec les limites de la commande publique. Sur la base d'un audit d'une centaine de marchés de conseil passés et de bons de commande émis entre 2019 et 2022, les auteurs du rapport préfèrent parler d'imprécisions, de dépassements d'enveloppes financières ou de délais non respectés.

Une circulaire qui n'a pas tout réglé

Ces constats expliquent aussi pourquoi la Cour des comptes regrette la décision de la DTIP de reconduire les mêmes modalités juridiques pour le nouvel accord-cadre relatif à la transformation de l'action publique. Un marché notifié en janvier 2023, d'une valeur de 150 M€ séparés en trois lots (conseil en stratégie, cadrage et conduite de projets, efficacité opérationnelle). Pour la rue Cambon, ce nouveau marché « rend possible la répétition des anomalies constatées par la Cour ».

Si la Cour des comptes apprécie la cohérence introduite par la circulaire de janvier 2022, elle ajoute que les orientations qu'elle dessine doivent maintenant revêtir un caractère opérationnel. Et d'appeler à la rédaction d'un guide pratique pour les gestionnaires, précisant en particulier les circonstances dans lesquelles le recours à un cabinet s'avère légitime et présente une valeur ajoutée, et explicitant les modalités de ce recours. Sans oublier d'appeler à un éclaircissement des rôles entre Direction des achats de l'État (DAE) et la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP), toutes deux chargées de compétences transversales en ce qui concerne le recours aux cabinets de conseil.