Depuis des décennies, l’open source connaît un essor certain. De plus, le domaine résiste particulièrement bien aux périodes de crise économique. Et c’est encore le cas actuellement. Comme l'a suggéré Dries Buytaert, le fondateur de Drupal, « les communautés open source ont la capacité de se maintenir pendant les périodes de ralentissement économique, et même de se développer ». Et ceux qui, comme lui, ont travaillé pour un fournisseur de logiciels libres pendant la dernière récession, ont aussi pu le constater. Cependant, comme le suggère Donald Fischer, CEO et co-fondateur de Tidelift, cette analyse corporate ne tient peut-être pas compte des « mainteneurs indépendants de l'open source », c'est-à-dire des développeurs qui écrivent et maintiennent le code open source utilisé par de nombreuses entreprises pour construire leurs applications. Comme le rappelait récemment notre confrère, des projets comme Drupal ou cURL, qui concernent des millions, voire des milliards d'utilisateurs, sont souvent maintenus par des développeurs pour le plaisir. Mais, que se passe-t-il quand la survie financière ou affective l'emporte sur le plaisir ?

Coder sous la contrainte

À part les cinq années où il a travaillé chez Adobe, notre confrère Matt Asay explique qu’il a pratiquement toujours travaillé à la maison. Et pendant 15 ans, c’était formidable. Mais ce n’est plus le cas du tout, depuis ces dernières semaines. Et il n’est pas le seul à souffrir de cette situation. Selon Julia Ferraioli, le malaise n’est pas lié au fait de « travailler à la maison », mais au fait de « travailler à distance pendant la pandémie ». « Je travaille à distance depuis deux ans et demi. Mais ces deux mois et demi m'ont littéralement lessivé. Une manière de rappeler que l’on ne travaille pas seulement à distance. On travaille à distance pendant une crise sanitaire mondiale », a-t-elle déclaré. « Cette même pression s'applique aux mainteneurs de logiciels libres », a déclaré M. Fischer. « Aujourd'hui, en termes de temps et en terme financier, les mainteneurs indépendants sont, comme beaucoup d’autres, soumis à une pression plus forte qu'il y a un mois ou deux. La plupart de ces contributeurs travaillent sur leurs projets en parallèle - et non l’inverse - et pour beaucoup, les obligations personnelles et professionnelles passent avant le travail sur l'open source », a-t-il ajouté.

C’était déjà une réalité avant le début de la pandémie de coronavirus. Parmi les divers responsables de logiciels libres interrogés par notre confrère, comme Daniel Stenberg de cURL ou Whitequark de SolveSpace, la plupart travaillent en parallèle sur leur projet et ce n’est pas leur job quotidien. Daniel Stenberg a attendu 20 ans avant de pouvoir s’investir à temps plein dans cURL, et Dries Buytaert a dû attendre sept ans. Pour la développeuse Whitequark, « ce stress du travail a ralenti le développement de SolveSpace », a-t-elle déclaré. Il s'avère que les développeurs open source sont des personnes, et qu’elles sont soumises aux mêmes pressions humaines que le reste d'entre nous. La différence, bien sûr, c’est qu'ils écrivent aussi le code dont nous dépendons tous. Gratuitement.

Plus de temps, moins d'énergie

Il n'est donc pas surprenant que Jordan Harband, responsable de plus de 250 paquets JavaScript, ait déclaré à M. Fischer : « Je pense que les gens auront plus de temps pour contribuer, mais moins d'énergie pour le faire. La plupart du temps, ils devront résister psychologiquement à l’obligation de rester confiner chez eux, surtout si c’est la première fois qu’ils sont amenés à travailler à l'extérieur d'un bureau, ou pire, ils seront confrontés à l’absence de travail et devront trouver des solutions pour payer leurs factures ». En d'autres termes, l'open source est toujours amusant, mais une partie de ce « plaisir » pourrait disparaître dans le stress du moment.

Alors, que faire ? Notre confrère est optimiste. Il croit que les communautés open source sortiront plus fortes que jamais de la pandémie, parce que ce sont justement des « communautés ». Lors de sa récente conversation avec Daniel Stenberg, ce dernier lui a parlé de l'énergie et des idées qu'il partage avec la communauté des contributeurs de cURL : « Les contributeurs au code représentent vraiment pour moi le cœur de la communauté. C'est l'équipe avec laquelle je passe du temps et je communique, avec laquelle je teste des idées et je fais des essais afin de trouver comment avancer et comment corriger les choses les plus compliquées. S’il n’y avait que des utilisateurs, le travail serait plus solitaire. Et je n'aimerais pas ça. Je m'ennuierais vite ».

Partager le fardeau

De cette communauté, Daniel Stenberg reçoit non seulement des idées et des points de vue, mais aussi de l'énergie et du soutien, et c’est précieux pour traverser cette interminable pandémie. Il en va de même chez SolveSpace. Whitequark a recruté d'autres responsables afin de ne pas avoir à porter le fardeau seule. De nombreux projets fonctionnent ainsi. En bref, si M. Fischer a raison de dire qu’il faudrait se préoccuper des nombreux contributeurs indépendants de logiciels libres, la bonne nouvelle dans ces moments troublés, c’est qu'ils ne sont pas vraiment seuls. En tout cas, pas tous. Aujourd’hui plus que jamais, la communauté fait la force de l'open source.