Faites du business mais de façon innovante, c'est le conseil en forme d'avertissement que Bernard Cathelat, fondateur et directeur des recherches de l'institut CCA, a donné aux futurs entrepreneurs du web, réunis ce matin au Palais des Congrès de Paris pour la conférence « Web in France, les start-ups numériques qui cartonnent », organisé par le Salon des entrepreneurs. Avant de laisser la parole à six dirigeants de start-ups web, dont Romain Niccoli, co-fondateur de Criteo, désormais cotée au Nasdaq depuis octobre, Bernard Cathelat a livré quelques réflexions sur l'exploitation commerciale d'Internet. Face à lui, l'auditoire du grand amphithéâtre de la Porte Maillot était en quasi-totalité constitué de jeunes gens, entre 20 et 30 ans.

« Mon regard est celui-ci d'un sociologue », a rappelé le docteur en psychologie sociale, professeur à la Sorbonne. « Où faut-il s'arrêter pour ne pas provoquer de réactions de défense des consommateurs ? ». Il a souligné l'enjeu du marketing numérique qui se personnalise de plus en plus. Jusqu'où peut aller la réduction de la vie privée dans la vente des données personnelles. Il y a dix ans encore, le web, c'était un peu comme le far west, a-t-il décrit, on y allait pour trouver un endroit permissif. La marchandisation du web, c'est l'équivalent de la conquête du far west, avec l'arrivée des banquiers, etc. Bernard Cathelat cite en exemple Facebook, créé comme un site d'échanges entre amis sans impact sur la vie réelle et qui s'est transformé en « ferme d'élevage gigantesque de consommateurs profilés par catégories ». Ne risque-t-on pas de tuer la poule aux oeufs d'or, questionne le sociologue.

Savoir réorienter sa stratégie

Bernard Cathelat souligne que le vrai gap numérique se trouve entre les plus de 35 ans et les plus jeunes. Au-dessus de 35 ans, l'utilisateur prend Internet comme un outil, cela ne change rien à sa manière de penser. Pour les moins de 35 ans, c'est une nouvelle culture. Plus rien n'a de crédit s'il n'y a pas de pluralisme de points de vue, s'il n'y a pas eu co-création, co-test poussé par les réseaux sociaux, a-t-il fait remarquer. « Comment va-t-on intégrer cette génération dans l'entreprise et dans l'économie en général qui n'est pas faite pour cela », a pointé le sociologue. « Il va falloir transformer nos modèles économiques et sociaux pour nous adapter à cette génération ». Jusqu'où faut-il ramener Internet à nos habitudes du 20ème siècle, interroge Bernard Cathelat qui trouve que l'on n'a pas changé la nature des choses, d'où sa conclusion : « Faites du business, mais de façon innovante, ne faites pas de copie de l'ancien », pour que l'on retrouve sur Internet l'esprit des pionniers.

A sa suite, Romain Niccoli, CTO de l'éditeur Criteo qui a développé une technologie de reciblage publicitaire sur le web, a souligné l'importance de savoir réorienter sa stratégie et expliqué que la société qu'il a co-créée avait changé plusieurs fois de business model et de marché. Au départ, il s'agissait d'identifier quels contenus étaient pertinents pour quels internautes et de faire des recommandations personnalisées sur les sites marchands. « Puis en 2008, nous nous sommes aperçus que c'était secondaire et que le besoin primaire était la publicité ». Même écho chez Eric Carreel, président de Withings, fabricant d'objets connectés (tensiomètre, pèse-personne...), qui a expliqué avoir réorienté sa stratégie pour développer des produits qui soient associés au service rendu à l'utilisateur. « Nous sommes partis sur les objets connectés, mais nous ne savions pas que nous irions vers les objets de santé. Un entrepreneur, c'est quelqu'un qui change de business en chemin et qui apprend en marchant ». Eric Carreel est également président de Sculpteo qui propose des services d'impression 3D.

Avec le cloud, on peut vendre partout

Criteo réunit aujourd'hui 800 personnes dont une petite moitié à Paris et les autres réparties dans un ensemble de pays. Si la société a souhaité être cotée au Nasdaq, c'est non seulement pour étendre son activité aux États-Unis, mais aussi parce qu'il y là-bas davantage d'analystes financiers qui comprennent la technologie. Criteo conserve néanmoins sa recherche et développement en France. Romain Niccoli souligne la qualité des ingénieurs français qui n'a rien à envier à celle de leurs homologues américains. « On apprend à résoudre des problèmes plus qu'à emmagasiner des connaissances », indique-t-il en pointant la capacité des ingénieurs français à faire le lien entre plusieurs domaines.

Aux côtés de Criteo et Withings, quatre autres dirigeants de start-ups web sont intervenus : Benjamin Cardoso, fondateur de LeCab, service de VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur), Michael Goldman, co-fondateur de MyMajorCompany, spécialiste du financement participatif qui se décrit comme un Kickstarter français, Mathilde Lacombe, co-fondatrice de Birchbox.fr qui permet à ses abonnés (400 000 dans le monde) de tester des produits de beauté, et Jocelyn Denis, PDG de l'éditeur Digitaleo. Ce dernier propose des solutions de marketing relationnel en SaaS et souligne ses ambitions de développement à l'international : « Avec le cloud, on peut vendre partout ».

Rapatrier la fabrication des objets connectés

Sur les possibilités de financement, tous les dirigeants confirment la possibilité de trouver des investisseurs au stade de l'amorçage de la start-up. Les difficultés arrivent lorsqu'il faut développer l'entreprise pour aller à l'international par exemple. Or Eric Carreel rappelle l'importance de prendre pied aux États-Unis, l'un des plus grand marchés à aborder avec une seule langue. Il y a en France une quantité extraordinaire d'entreprises, a insisté de son côté Michael Goldman en souhaitant que les politiques se rendent compte qu'ils sont assis sur un puits de pétrole.

Eric Carreel pense de son côté qu'il y a une prise de conscience du côté politique de l'importance de ce qui se crée. Il cite l'idée évoquée le mois dernier par Fleur Pellerin d'une cité des objets connectés, sorte de démonstrateur technologique. Une déclaration faite par la ministre déléguée à l'Economie numérique lors de ses voeux, de retour du CES de Las Vegas où des start-up françaises se sont fait remarquer dans ce domaine, tel BodyCap ou Medissimo dans le secteur de la santé. BodyCap développe des capteurs électroniques miniaturisés pour le monitoring des patients et Medissimo un système sécurisé de suivi du médicament reposant sur l'utilisation d'un pilulier.

Par ailleurs, sur ce terrain des objets connectés, Eric Carreel estime important de pouvoir rapatrier la fabrication des produits en France, pour faire émerger de nouveaux objets et faire revenir des emplois, « pas seulement dans le soft ». Au passage, le président de Sculpteo souligne qu'il y a un vrai enjeu dans le domaine de l'imprimante 3D qui n'est pas destinée à fabriquer des objets, mais à produire des parties de pièces.