On a beaucoup parlé ces dernières années de la durabilité des logiciels libres. Et à juste titre. Aujourd’hui, l'open source alimente la plupart des technologies les plus critiques utilisées dans le monde, depuis les langages de programmation et les plates-formes applicatives, jusqu’à l'apprentissage machine et aux infrastructures de données. Il faut donc plus, et non moins, d'innovation dans le domaine de l'open source. Cependant, il est rare que les logiciels libres les plus innovants et les plus durables dépendent exclusivement d'un seul individu ou d'une seule entreprise. Les projets de logiciels libres les plus importants de ces dernières décennies en sont la preuve. Des dizaines d'entreprises contribuent à Linux. C’est aussi le cas de PostgreSQL, dont la popularité a explosé au cours de la dernière décennie, fruit d’un véritable effort communautaire, avec des contributeurs issus d'entreprises très diverses. C’est encore le cas de Kubernetes : même si Google est à l’origine du projet, de nombreuses autres entreprises y contribuent aujourd'hui. Ce mode de fonctionnement a toujours été la vocation de l'open source, dans un esprit d'abondance plutôt que de rareté. 

Les leçons de Linux

Notre chroniqueur Matt Asay rappelle qu’en 2007, il écrivait déjà sur cette idée de modèles économiques axés sur l'abondance. À propos de Red Hat, il avait écrit : « Les bits sont gratuits ou abondants, mais le service qui en découle ne l'est pas. Red Hat réussit donc d'autant mieux que lui et d'autres offrent des logiciels gratuitement, car cela rend son rôle de gardien de la qualité et de la stabilité encore plus nécessaire ». Le modèle de Red Hat consistait (et consiste) à offrir une « distribution » certifiée d’un logiciel open source qui était disponible librement, mais qui restait un peu difficile à gérer sans les efforts de Red Hat pour durcir et tester le code dans une certaine configuration (avec toutes les certifications logicielles et matérielles qui vont avec). 

Il est important de noter que le modèle de Red Hat ne fonctionnerait pas vraiment si l’éditeur possédait comme par magie tout le développement de Linux. Le modèle de Red Hat dépend de l'abondance des logiciels libres. Selon le rapport 2017 de la Fondation Linux sur les contributions au noyau Linux, Red Hat ne représentait que 7,2 % de l'ensemble du développement de Linux (pour le dernier noyau Linux 5.5, ce pourcentage est de 6,6 %). Au cours du dernier exercice fiscal qui a précédé l’acquisition de Red Hat par IBM, cette contribution de 6,6 % a généré 3,4 milliards de dollars de recettes. Ce n’est pas mal. Mais ce n'est pas non plus exceptionnel. IBM, HPE et un tas d'autres entreprises tirent des milliards de revenus en vendant du matériel, des services ou des logiciels autour de Linux, tout comme les fournisseurs de cloud comme Microsoft, Alibaba, AWS et Google. Dans le même temps, de nombreuses autres entreprises s'appuient sur Linux et génèrent leurs propres milliards en valeur pour leur clientèle. Ces milliards s'évaporeraient probablement si une seule entreprise était propriétaire de Linux. Certes, cette entreprise en récupérerait toute la valeur, mais cette valeur serait nettement inférieure. 

L'époque où une entreprise possédait un système d'exploitation et était la seule à en tirer profit est révolue. Tout le monde a compris qu'il était préférable et plus rentable pour tous que la communauté Linux crée un gâteau toujours plus gros qu’un grand nombre beaucoup pourrait se partager, plutôt qu’un gâteau d’une seule entreprise, comparativement plus petit, à somme nulle. C'est la même leçon que l’on peut retenir à nouveau de Kubernetes. Mais qu’en est-il vraiment des projets open source à fournisseur unique. 

L'exemple de MySQL

MySQL est une base de données populaire, mais sa communauté a toujours été assez fermée. Au départ, la grande majorité des contributions provenaient de MySQL AB, et ce mode de fonctionnement semblait convenir au plus grand nombre et tous faisaient confiance aux bonnes intentions de MySQL. Cependant, en 2008, Sun Microsystems a acquis MySQL pour un milliard de dollars. Si les détenteurs d'actions MySQL (principalement, des sociétés de capital-risque et des cadres) se sont réjouis, la communauté MySQL a commencé à s’inquiéter. Néanmoins, Sun a sincèrement essayé d'être un acteur fairplay du logiciel libre, et la communauté a été rassurée… Jusqu’à l’acquisition de Sun par Oracle en 2009. Mais, la meilleure façon de mesurer cette inquiétude n'était pas de comptabiliser les tweets remplis de colère (il y en avait beaucoup) ou les messages angoissés postés sur des blogs (également nombreux). Non, la meilleure preuve de ce que MySQL avait perdu en persistant en tant que projet d’un fournisseur unique a été l’émergence d'alternatives open source comme PostgreSQL et MariaDB (un fork MySQL qui a eu du succès)

En général, il faut un certain temps aux clients pour changer de base de données. Mais des entreprises comme ServiceNow et Google ont commencé à migrer des milliers de serveurs MySQL vers MariaDB, inquiets de la gestion de MySQL par Oracle. D'autres entreprises ont accéléré leurs migrations vers PostgreSQL, ou vers d'autres solutions. Oui, MySQL reste très populaire, mais les alternatives open source prospèrent dans l'ombre de la gérance d'Oracle. Qui peut reprocher aux développeurs de chercher des alternatives ? Alors qu’Oracle est propriétaire de MySQL, cela n’a pas empêché son fondateur Larry Ellison de critiquer de nombreuses fois la base de données. Ainsi, en 2018, il a déclaré aux analystes : « Il faut être prêt à renoncer à beaucoup de fiabilité, de sécurité, de performance pour utiliser MySQL à la place d'Oracle parce que... nous avons un énorme avantage technologique ». Quand un fournisseur unique contrôle un projet, la communauté est toujours dépendante de conséquences potentiellement problématiques que peuvent avoir une mauvaise année fiscale ou une mauvaise acquisition.

L'abondance, pas la rareté

Encore une fois, il faut regarder les exemples de Red Hat et de Linux. Red Hat pourrait posséder Linux, et se contenter d’un gâteau relativement petit. Mais, parce que Linux est une communauté véritablement ouverte, avec des contributions d'entreprises très diverses et de développeurs indépendants, Linux a dépassé depuis des décennies Windows, Unix et tous les autres systèmes d'exploitation pour serveurs. Le modèle a profité à Red Hat, mais à beaucoup d'autres également. En effet, quand les communautés open source sont importantes et que l'adoption d'un projet particulier se développe, cela crée des opportunités considérables pour tout le monde. C'est la promesse de l'open source : l'abondance, pas la rareté. C'est aussi la clé pour générer de la valeur pour le client, et les revenus qui en découlent.