Depuis des milliers d'années, et ce n’est pas un hasard, la question de l’éthique fait l'objet de débats philosophiques pour savoir comment concilier morale subjective et développements objectifs. De ce point de vue, l'industrie technologique n’échappe pas à la problématique : peut-elle se prévaloir d’une éthique ? Et même, est-elle tout simplement éthique ? Il semble actuellement que l’exigence minimale consiste à refuser de livrer un logiciel impliqué dans les processus d'expulsion et d'incarcération de migrants, ou de fournir l'infrastructure qui permet l’usage d’armes automatisées et autres instruments létal

Un serment d’Hippocrate dans la licence MIT

Coraline Ada Ehmke, développeur et « trublion du monde de l’open source », a récemment suscité un débat en proposant la création d'une licence éthique pour les projets open source, une sorte de serment d'Hippocrate pour développeurs qui ajouterait un addendum essentiel à la philosophie radicale du logiciel libre et sa revendication de « liberté à tout prix » et apporterait quelques modifications à la licence open source du MIT. Cet addendum éthique pourrait adopter la formulation suivante : « Le logiciel ne doit pas être utilisé par des particuliers, des entreprises, des gouvernements ou d'autres groupes pour des systèmes ou des activités qui mettent activement et sciemment en danger, nuisent ou menacent d’une façon ou d’une autre le bien-être physique, mental, économique ou général de personnes ou de groupes défavorisés ».

L’addendum poursuit, « on peut affirmer aujourd’hui de manière incontestable que l'industrie technologique a ouvert ses portes aux logiciels libres. Le problème, c'est que le terme « technologie » désigne un secteur très vaste couvrant des entreprises de toutes sortes, y compris des fabricants d'armes et des institutions militaires qui achètent ces armes. Bien sûr, il en a toujours été ainsi, mais jamais auparavant tous les aspects de notre vie quotidienne n'ont été aussi dépendants des appareils connectés et du code qui les alimente ».

Un usage décomplexé de l'open source

Les logiciels libres offrent une évolutivité dynamique, dirigée par la communauté, que même les fournisseurs de technologies propriétaires les plus puissants ne pourrait reproduire. Même si le code open source permet de faire tourner la grande majorité du web, un tournant décisif a été pris quand Microsoft, historique et farouche opposant à l’open source, a radicalement changé son fusil d’épaule en même temps que l’entreprise changeait de leadership. C’est l'actuel CEO Satya Nadella qui a inversé la position de l’entreprise vis à vis de l’open source, et poussé les dirigeants les plus prestigieux de la Silicon Valley à un changement de mentalité.

Depuis, la plupart des entreprises technologiques de premier plan ont contribué avec enthousiasme à l'adoption des logiciels libres dans leurs infrastructures, que ce soit par opportunisme, par nécessité, et, plus probablement, les deux. Si le logiciel « dévore vraiment le monde », comme l'a prédit Marc Andreessen en 2010, il n'est peut-être pas surprenant que les fabricants d'armes, de tanks et de bombes, trouvent aussi des avantages au logiciel libre.

Au début de l’année, le discours de six minutes prononcé par Michael Cawood, le vice-président de Lockheed Martin Aeronautics et en charge du développement de produits pour le programme F-16/F-22 de l’Integrated Fighter Group (IFG), en préambule à la keynote du Red Hat Summit de Boston, semble incarner le concept même de cette banalisation du mal. Ce discours, émaillé de citations de Top Gun, a montré à quel point le géant de l'open source, Red Hat, désormais propriété d’IBM, était impliqué à part entière dans le « software defined » du « meilleur avion de combat aérien du monde, le F-22 Raptor ». Un discours en contradiction avec le message de bienveillance promue et cultivée par la communauté open source.

Une forte présence de l’open source dans l’écosystème de la Défense

Beaucoup d’entreprises de l'aérospatiale, de la défense et du renseignement privé utilisent l’open source pour gagner en agilité. Ainsi, Thales s’appuie sur Pivotal et la version commerciale de sa solution open source Cloud Foundry. Northrop Grumman s’est aussi engagé dans une agilité organisationnelle. Raytheon travaille avec Puppet dans le cadre du DevOps. La prédominance des logiciels libres dans les institutions militaires ou les sociétés de défense n'est pas nouvelle. En fait, le Département de la Défense des États-Unis est depuis longtemps à l'avant-garde dans l'utilisation des technologies open source.

Un rapport publié en 2003 par The MITRE Corporation, une organisation à but non lucratif américaine d'intérêt public qui donne son avis dans les domaines de la défense, de la cybersécurité, des soins de santé, de la sécurité intérieure, de la justice et des transports - a encouragé le DoD (U.S Department of Defense) à adopter une approche plus amicale vis à vis des logiciels libres et open source (FOSS), soi-disant pour réduire les coûts et améliorer l'efficacité. Récemment, le magazine technologique Eweek, a publié un article dans lequel il invite à ne pas être trop naïf en pensant que le code open source sert surtout à des fonctions de back-office. En préambule d’un rapport publié en 2016 par le groupe de réflexion Center for New American Security Group (CNAS) intitulé « L’Open Source et le Département de la Défense », le général Hugh Shelton - 14e président du Joint Chief of Staffs, le Comité des chefs d’état-major interarmées et ancien président de Red Hat - présente le DoD comme l'un des plus grands consommateurs de logiciels libres de la planète. « Chaque véhicule tactique de l'armée américaine utilise au moins un logiciel libre », écrit-il.

Mark Shuttleworth, le fondateur de Canonical, a récemment révélé à nos confrères de Computerworld qu'Ubuntu alimentait des lance-roquettes : « Pas très joli », a-t-il commenté, avant d'ajouter que son travail était de « faire les choses au mieux ». « Je ne dirais pas comme certains que « les armes à feu ne tuent pas les gens, ce sont les gens qui tuent des gens », parce que je pense que c'est assez grossier », avait-il déclaré à l'époque. « Mais je préfère penser que l'open source peut avoir un impact très positif. Si j’arrive à rendre Ubuntu surprenant et à en faire le meilleur logiciel open source possible afin de permettre à tous de l’utiliser pour des applications formidables, alors j’aurai le sentiment d’avoir accompli mon travail. Mais si des gens l’utilisent à mauvaise escient, je trouverai un moyen pour les tenir responsables ». Les remarques de Mark Shuttleworth ont de quoi faire sourire : d’un côté, il affirme ne pas adhérer au credo de la National Rifle Association (NRA), tout en se ravisant. Ménager la chèvre et le choux est un peu le credo de l'industrie technologique en considérant que « la technologie est neutre ». Mais est-ce vraiment le cas ?

Les employés des GAFA se rebiffent

Dans les entreprises, de plus en plus d’initiatives, émanant généralement des salariés, visent à demander des comptes aux actionnaires. La question de savoir si elles sont ou seront efficaces reste ouverte, mais un grand nombre d’employés de Google, Microsoft, Salesforce et Amazon se sont opposés au développement de technologies qui pourraient servir contre les migrants ou à l’amélioration de la reconnaissance d’images pour aider les drones à tuer des civils dans des pays lointains.

Un autre problème concerne l’écart entre les principes radicalement transparents du monde du logiciel libre et le fait que les entreprises qui l'utilisent n'ont pas de comptes à rendre. Comme le fait remarquer Edwin Black, auteur du livre « IBM et l’holocauste », dans une interview accordée à nos confrères de Techworld, « c'est une bonne chose que ces entreprises insistent sur le fait que leurs départements ont des exigences éthiques très strictes, mais le public ne sait pas sur quelles règles elles se basent ». 

Pour en revenir à l'argument initial de Coraline Ada Ehmke : si nous ne pouvons pas faire confiance aux entreprises, aux organisations et aux institutions pour qu'elles utilisent le code public dans l'intérêt public, faut-il imaginer un mécanisme qui permette de les tenir responsables ? Même si Bruce Perens, défenseur des logiciels libres et cofondateur de l'Open Source Initiative (OSI), est très en accord avec ces propositions, il doute que cette licence d’Hippocrate numérique puisse fonctionner dans la pratique. « Qui est coupable ? », demande-t-il, « quand la bonne volonté (et souvent la main-d'œuvre gratuite) des contributeurs open source est intégrée dans les « capacités pilotées par logiciel » d'un avion de chasse ? » Il serait un peu injuste de comparer l'amateur anonyme à la puissance de feu de l'armée américaine, ou à la puissance d'un géant de l'armement comme Lockheed.

Si Bruce Perens a raison de dire qu'un aménagement de la licence ne risque pas de freiner les aspirations du commerce mondial de l’armement, rien n’empêche la communauté du logiciel libre de s’emparer du sujet et d’inciter ses membres à plus d'introspection.