L’annonce, en début de semaine, d’un investissement de 2 Md$ de Nvidia dans Synopsys place le spécialiste des GPU dans la position inhabituelle de détenir une participation substantielle dans une société qui siège au conseil d'administration d'un consortium industriel développant une technologie concurrente de la sienne. L’entreprise Synopsys, spécialisée dans le développement de logiciels destinés principalement aux fournisseurs de semi-conducteurs, siège au conseil d'administration du consortium Ultra Accelerator Link (UALink). Cette coalition industrielle regroupant plus de 80 entreprises, dont AMD, Intel, Google, Microsoft et Meta, s'efforce de mettre en place une alternative ouverte à la technologie propriétaire NVLink de Nvidia pour connecter les accélérateurs d'IA dans les datacenters.
Des investissements stratégiques
La participation de Nvidia dans Synopsys a été acquise dans le cadre d'un partenariat visant à intégrer ses technologies d'IA dans le portefeuille de logiciels d'ingénierie de Synopsys. En septembre, le spécialiste de GPU avait investi 5 Md$ dans Intel en échange de la conception par ce dernier de processeurs équipés de NVLink, quelques mois après qu’Intel se soit engagé à co-développer la norme concurrente UALink. Le concepteur de puces Arm a également rejoint le consortium UALink et l'écosystème NVLink Fusion de Nvidia. Pour Anshel Sag, analyste principal chez Moor Insights & Strategy, ces initiatives sont un moyen pour la firme dirigée par Jensen Huang de défendre son territoire. « Tous ces investissements sont très stratégiques pour Nvidia et servent à renforcer la puissance de son écosystème face aux défis lancés par AMD, qu'il s'agisse des processeurs, des cartes graphiques ou des réseaux », a-t-il avancé.
Mais les responsables IT des entreprises s'inquiètent de savoir si les participations financières de Nvidia dans les membres du consortium UALink pourraient influencer le développement d'une norme ouverte spécialement conçue pour concurrencer sa technologie propriétaire et offrir aux entreprises plus de choix dans les centres de données. Les entreprises qui prévoient d'importants investissements dans les infrastructures IA considèrent ces normes ouvertes comme essentielles pour éviter la dépendance vis-à-vis d'un fournisseur et maintenir des prix compétitifs. « Cela met davantage de pression sur UALink, car Intel est également membre du consortium et a aussi reçu des investissements de Nvidia », a rappelé M. Sag.
Renforcer la gouvernance du consortium UALink
UALink représente le plus important effort du secteur pour éviter la dépendance vis-à-vis d'un fournisseur unique en matière d'infrastructure IA. En avril, le consortium a ratifié sa spécification UALink 200G 1.0, qui définit une norme ouverte pour connecter jusqu'à 1 024 accélérateurs IA au sein de pods à 200 Gbps par voie, en concurrence directe avec NVLink de Nvidia pour les applications à grande échelle. Synopsys joue un rôle essentiel. L’entreprise a rejoint le conseil d'administration d'UALink en janvier et a annoncé en décembre les premiers design de composants UALink du secteur, permettant aux concepteurs de puces de construire des accélérateurs compatibles. Gaurav Gupta, vice-président analyste chez Gartner, reconnaît ce climat de tension. « L'accord entre Nvidia et Synopsys soulève des questions quant à l'avenir d'UALink, car ce dernier est un partenaire clé du consortium et détient des droits de propriété intellectuelle essentiels », a-t-il expliqué. Sanchit Vir Gogia, analyste en chef chez Greyhound Research, met en avant des problèmes structurels plus profonds. « Synopsys n'est pas un acteur périphérique dans cette norme, c'est le principal fournisseur de propriété intellectuelle UALink et un membre du conseil d'administration du consortium », a-t-il ajouté. « L'entrée de Nvidia dans l'actionnariat de Synopsys risque de compromettre cette neutralité. »
L’ananyste fait remarquer que cette influence ne nécessite pas un contrôle majoritaire. « Elle s'exerce par le biais d'un alignement commercial, de priorités de R&D communes et d'une proximité dans les feuilles de route », a-t-il déclaré. « En détenant un intérêt financier dans ce pipeline de développement, Nvidia dispose désormais d'une porte dérobée vers une norme conçue pour concurrencer sa propre pile propriétaire », a-t-il reconnu. « Les partenaires du consortium doivent désormais se préparer à la possibilité que les futures itérations d'UALink soient conçues de manière à ralentir leur évolution ou à modifier les compromis de conception afin de minimiser la pression concurrentielle sur NVLink. » Il a appelé à une action urgente du consortium. « Il doit sans délai renforcer sa gouvernance, accroître la transparence autour des contributions de Synopsys et envisager des mécanismes de pare-feu si elle souhaite conserver sa crédibilité », a-t-il estimé. « L'avenir des clusters IA multi-fournisseurs et le choix des interconnexions en dépendent. »
Synopsys reste ouvert à d’autres accords
Dans leur annonce de lundi, Nvidia et Synopsys ont souligné que leur partenariat se concentrait sur les outils d'ingénierie basés sur l'IA plutôt que sur l'infrastructure réseau. Cette collaboration intégrera les bibliothèques CUDA-X de Nvidia dans les applications de Synopsys pour la conception de puces, les simulations moléculaires et l'analyse électromagnétique. Anshel Sag a souligné cette distinction. « Il n'a été fait aucune mention de NVLink ou de réseau, ce qui donne l'impression qu'il s'agit davantage d'un partenariat logiciel que d'un partenariat IP », a-t-il fait remarquer. Lors de l'annonce, le CEO de Synopsys, Sassine Ghazi, a répondu aux inquiétudes sur ce financement. « Nous n'avons aucune intention ni aucun engagement d'utiliser ces 2 milliards de dollars pour acheter des GPU Nvidia », a-t-il affirmé, ajoutant que le partenariat restait ouvert à d'autres fabricants de puces.
M. Gupta pense que la nature non exclusive de l’accord est rassurante. « Les deux entreprises peuvent continuer à s'associer à un écosystème plus large », a-t-il convenu. « Synopsys continuera à servir d'autres fournisseurs concurrents de Nvidia, qu'il s'agisse d'AMD, de Broadcom ou d'un des hyperscalers. » Les deux sociétés n'ont répondu aux demandes de commentaires sur la manière dont cet investissement pourrait affecter les activités UALink de Synopsys ou l'indépendance du consortium. M. Sag ne s'attend pas à des changements immédiats dans les stratégies UALink. « La situation semble certes moins favorable pour cette technologie, mais je ne pense pas que cela changera la stratégie de Synopsys à court terme », a-t-il avancé. Selon M. Gupta, ces investissements ont plusieurs objectifs. « Nvidia permet à d'autres entreprises d'aller de l'avant et d'accélérer l'innovation dans le domaine de l'IA », a-t-il déclaré. « Bien sûr, tout cela contribue à élargir les débouchés commerciaux des produits et services de Nvidia. »

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