Quand on suit les start-ups IT depuis plus de 20 ans, la lecture d’un ouvrage sur les jeunes entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies n’est pas très attirante. Dans la longue liste des ouvrages consacrés aux succès, mais aussi aux échecs des start-ups, L’Étrange Vallée  d’Anna Wiener (Editions du Globe) est une approche éclairante à l’heure où les médias sont encombrés de bavardages sur la start-up nation.

Embauchée tout d’abord à NY dans une start-up spécialisée dans l’édition numérique (Oyster), Anna Wiener se rapproche du mythe de l’argent facile et de la préretraite à 25 ans après une IPO ou un rachat salvateur. Elle découvre en fait des entreprises prêtes à « pivoter »  dès que le vent tourne pour continuer à attirer les investisseurs, enchainer les embauches, les licenciements éclairs, et surtout les jugements expéditifs  : « Elle préfère attendre au lieu d’agir » et la sanction inévitable : le départ contraint afin d’exprimer son talent ailleurs. Ce sera donc SF dans une start-up spécialisée dans le big data (Mixpanel) après une série d’entretiens déroutants à la Google : « Comment décrirais-tu Internet à un paysan du moyen-âge ? ». Un bon salaire, une couverture santé, de modestes parts l’entreprise, l’aventure peut commencer en tant que vingtième salariée au service support. Et les désillusions s’enchaînent. Si la description de la vie à SF semble provinciale – même si tout est vrai (quatre verrous sur la porte de l’appartement, caution CB pour réserver dans certains restaurants, app participative pour commander son lunch, colocations anarchiques, navettes privées pour les salariés, les employés non-techniques considérés comme des poids morts…), la vie dans la start-up ressemble à celle de toutes les entreprises mais avec un rythme beaucoup plus rapide.

Le fétichisme du big data et les indicateurs d’engagement sont devenus les nouveaux credos de cette convertie, dont l’activité professionnelle était étroitement surveillée par des dirigeants aux méthodes particulièrement brutales : « Si vous désapprouvez ma décision à propos de Noah, je vous invite à me remettre votre démission », déclare à un moment le CEO de la boite. À la fin de cette contribution, la question de la véracité des propos, des petits arrangements avec la réalité – le manuscrit a connu plusieurs réécritures - amènent immédiatement à repenser aux réflexions de Nietzsche sur la mémoire et l’orgueil ou, plus près de nous, Paul Ricoeur sur la mémoire falsifiée.