En plein cœur d’une pandémie qui a conduit à des niveaux sans précédent de télétravail, les outils numériques pour surveiller les employés en temps réel gagnent en popularité auprès d’entreprises qui cherchent de nouveaux moyens de suivre la productivité de leurs salariés. Au même moment, cette tendance soulève des inquiétudes sur la protection de la vie privée des employés et pousse à s’interroger, pour savoir jusqu’où les entreprises peuvent aller dans la surveillance de leurs salariés.
Des applications comme StaffCop, Teramind, Hubstaff, CleverControl et Time Doctor incluent un suivi de l’activité en temps réel, peuvent prendre des captures des écrans des travailleurs à intervalle régulier, enregistrent les frappes au clavier et l’activité à l’écran. Dans certains cas, les outils de surveillance peuvent être installés à l’insu des employés. Les entreprises expliquent que leurs objectifs sont la transparence et la productivité, mais les défenseurs de la vie privée critiquent des virages draconiens vers un mode « Big Brother », rendus possibles par la technologie. (Nos confrères de Computerworld ont contacté plusieurs des fournisseurs précités pour obtenir un commentaire, mais soit ceux-ci n’ont pas répondu aux messages, soit ils n’ont pu proposer d’interlocuteur pour débattre de leurs logiciels).
Surveillance accrue avec le télétravail
Pendant que l’épidémie de Covid-19 se propageait début 2020, forçant les collaborateurs à quitter les bureaux pour travailler depuis leur domicile, l’installation de logiciels de surveillance sur les terminaux des employés s’est « très fortement accélérée », observe Brian Kropp, vice-président groupe du practice RH de Gartner. « Quand la crise du Covid-19 est survenue, nous avons constaté qu’au cours du premier mois, 16% des entreprises ont installé de nouveaux logiciels de surveillance sur les portables de leurs employés en télétravail », indique Brian Kropp, qui a étudié les tendances autour des environnements de travail post Covid-19. En juillet, ce nombre avait grimpé à 26% des entreprises. « Il existait déjà une tendance à surveiller de façon passive les employés, en écoutant et en regardant ce qu’ils font, et en leur posant de moins en moins la question », affirme Brian Kropp. « La pandémie a simplement accéléré ce mouvement. Les entreprises allaient sans doute emprunter cette voie, la crise sanitaire a propulsé ce futur dans le présent. »
Phoebe Moore, professeure associée d’économie politique et de technologie à l’université de Leicester, au Royaume-Uni, partage le constat de Brian Kropp et voit émerger de potentielles inquiétudes autour de la protection de la vie privée des employés. « Sincèrement, oui, ces usages augmentent », confirme Phoebe Moore, qui travaille sur un projet de recherche incluant la surveillance sur les lieux de travail pour le Parlement européen. « Que ce soit ou non nécessaire est une autre question, mais c’est réellement en train de se produire. Il y a beaucoup de nouveaux achats et d’investissements sur ce type de logiciels, beaucoup d’expérimentations, et je pense que c’est un peu une évolution d’autres pratiques qui empiétaient sur le temps. »
Comment en est-on arrivé à surveiller les employés ?
La surveillance des employés pour améliorer l’efficacité n’est pas nouvelle, s’accompagnant de désaccords sur ce qui a la priorité : le droit des employeurs de savoir ce que fait leur force de travail, ou celui des employés à l’autonomie et à la vie privée.
StaffCop permet aux administrateurs de surveiller les employés grâce à un flux vidéo live depuis leur webcam.
Garder l’œil sur les employés est une pratique antérieure à l’âge de l’information. Les entreprises ont longtemps cherché à accroître leur efficience économique à travers la productivité de leurs salariés, l’un des principes clefs étant la surveillance rapprochée des travailleurs pour affiner et ajuster les processus de travail. Même si cette approche est souvent efficace – comme en atteste l’exemple des lignes d’assemblage des usines Ford il y a un siècle, elle s’est également révélée controversée, car elle peut augmenter le stress des travailleurs. Au cours des dernières décennies, quand le travail a basculé de l’ère industrielle à l’âge de l’information, les techniques pour surveiller les employés ont évolué avec la technologie.
La tendance s’apparente à une évidence dans les métiers qui demandent un travail physique, comme dans les usines ou les entrepôts. Amazon a par exemple attiré l’attention avec son système de tracking automatisé des employés de ses centres de préparation de commandes, avec des témoignages de licenciements basés sur les métriques de productivité collectées. Les emplois de cols blancs sont également concernés : l’enregistrement de l’historique de navigation, des messages mail et de la localisation existent depuis plusieurs années. Une enquête de l’American Management Association de 2007 a montré que 66% des employeurs surveillaient les connexions Internet ; 45% enregistraient les frappes au clavier, les contenus et le temps passé sur l’ordinateur ; 43% stockaient et vérifiaient les fichiers et 10% surveillaient même les comptes de leurs employés sur les réseaux sociaux. « Tout secteur, quel qu’il soit, dispose de certaines façons d’identifier l’activité des travailleurs », pointe Phoebe Moore. « La différence est qu’aujourd’hui, on peut se demander quels sont les secteurs qui en utilisent le plus, et quelles sont les industries sous les projecteurs. Quand auparavant un manager se tenait avec un calepin et notait ce que faisaient les employés en magasin, aujourd’hui vous observez ce phénomène dans les bureaux, où chaque fois que vous utilisez une plateforme digitale des données sur vous-même sont récoltées. »
Mesurer la performance professionnelle
Des logiciels plus avancés permettent aujourd’hui aux entreprises d’observer leur force de travail plus rapidement et plus en détail. Un sondage mené par le Gartner en 2018 auprès de 239 grands groupes a établi que la moitié d’entre eux utilisaient « des techniques de surveillance non traditionnelles », comme la surveillance des e-mails et l’analyse de la localisation géographique, contre 30% seulement en 2015. À l’époque, les analystes estimaient que ce chiffre atteindrait 80% en 2020. « Il y a environ quatre ans de cela, nous avons vu les entreprises commencer à tester de nouvelles technologies pour surveiller et comprendre leurs salariés », indique Brian Kropp. « Nous avons vu des entreprises surveiller les mails internes de leurs employés et exploiter ces données pour faire de l’analyse de sentiments. Nous en avons observé d’autres utiliser l’analyse du réseau organisationnel, en examinant les calendriers des employés pour tenter de comprendre qui rencontrait qui, quelles étaient les personnes les plus importantes dans l’organisation et ainsi de suite. »
Malgré les préoccupations liées à la vie privée, la surveillance numérique des employés est devenue une pratique largement acceptée pour mesurer la performance professionnelle – tout comme l’usage d’outils de tracking fitness pour suivre l’entraînement ou compter le nombre de pas quotidiens est devenu commun. Pour les départements des ressources humaines, les applications analytiques peuvent fournir des éléments de performance sur la force de travail de l’organisation, aider à identifier des talents et fournir des indications sur les domaines dans lesquels les employés ont besoin de davantage de support.
ActivTrak fournit une vision détaillée sur la manière dont les employés utilisent leur temps, en labellisant divers sites et applications comme productifs ou improductifs.
La plupart des outils de productivité modernes offrent une série d’indicateurs à l’échelle individuelle ou de l’équipe. Par exemple, Microsoft, le plus gros éditeur de logiciels de productivité, a un outil spécifiquement conçu pour surveiller le comportement, dénommé Workplace Analytics. Celui-ci est utilisé par des entreprises comme Vodafone ou Unilever pour exploiter les données d’Office 365, en fournissant des indicateurs comportementaux comme le nombre d’e-mails qu’une personne envoie chaque jour. (Microsoft a également une application, MyAnalytics, qui permet à chaque travailleur de suivre sa propre productivité.) La fonctionnalité Insights de Google Work fournit des outils analytiques pour suivre les pratiques de collaboration dans Workspace (l’ex-G Suite), comme le temps passé en réunion, avec une vue agrégée d’au moins dix employés. Et même si ce n’est pas forcément un gage réel de productivité, la partie analytique de Slack peut indiquer quels employés ont envoyé le plus de messages sur une période donnée.
La nouvelle génération d’outils de surveillance
Plus récemment, il y a eu une percée des applications qui surveillent le comportement de façon proactive et bien plus précise. Qualifiés de « bossware” par leurs détracteurs, ces logiciels se sont vu reprocher cette année d’être extrêmement invasifs. Une fois installés sur l’ordinateur d’un employé, ces outils peuvent surveiller en permanence l’activité à un niveau granulaire, voire enregistrer les écrans des utilisateurs. Dans certains cas, ils permettent de faire cela sans que l’employé ne le sache. « Au cours des deux dernières années, nous avons vu la surveillance aller un cran plus loin, avec des logiciels que vous pouvez installer sur les portables de vos employés », indique Brian Kropp. « Ils surveillent le rythme de frappe au clavier, peuvent vous prendre en photo avec la webcam de votre portable et ils peuvent ensuite corréler toutes ces données pour en faire une interprétation. Êtes-vous aussi productif que d’habitude ? Est-ce que vous ralentissez ? Êtes-vous fatigué, voire épuisé ? Toutes sortes d’indicateurs de ce type. »
Avec le logiciel CleverControl, les administrateurs peuvent enregistrer les flux audio sur les microphones et haut-parleurs des employés, afin de surveiller les conversations durant un appel.
Le suivi de la productivité n’est que l’un des motifs pour utiliser des logiciels de surveillance. Les éditeurs avancent également que leurs outils peuvent servir à détecter des menaces internes, avec la capacité d’alerter automatiquement les administrateurs ou managers en cas d’activité potentiellement malveillante ou de comportement anormal. Mais la mesure de la productivité reste une priorité clef. Même si les capacités diffèrent selon les produits, tous permettent une surveillance poussée des actions des employés sur un ordinateur portable, un poste fixe et souvent sur les terminaux mobiles. Les fonctionnalités fréquentes incluent :
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la surveillance des activités sur les sites Web et applications, avec des alertes administrateurs pour les sites et applications interdits ;
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des tableaux de bord analytiques qui fournissent une vue globale sur l’utilisation du temps, en indiquant ce qui est productif et improductif ;
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des captures d’écran régulières et un enregistrement vidéo en continu ;
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l’enregistrement des flux audio depuis le microphone et les haut-parleurs d’un poste ;
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l’enregistrement des frappes au clavier (keylogging) pour tracer chaque saisie dans n’importe quel logiciel ;
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un historique et des capacités de playback vidéo.
En réponse aux critiques qui considèrent comme invasives les techniques de surveillance telles que la capture vidéo ou l’enregistrement des saisies au clavier, un porte-parole de StaffCop a expliqué que ces enjeux étaient perçus de différentes façons. « Nous vendons notre solution dans le monde entier et les approches de surveillance des employés varient de façon significative d’une région à l’autre. La bonne pratique consiste à inclure dans les contrats de travail des chapitres définissant les conditions d’usage (et les capacités afférentes) des logiciels de surveillance des employés. Si un employeur et ses employés décident que ces fonctions ne doivent pas inclure de keylogger ou de flux vidéo, alors ces fonctions sont désactivées dans le logiciel », a-t-il déclaré.
Un éditeur d’outils de surveillance et d’analyse, la société ActiveTrak, basée à Austin (Texas), se présente comme une alternative moins intrusive aux autres logiciels de surveillance, avec un focus sur les indicateurs individuels et d’équipe. Fondée en 2012, ActiveTrak propose un reporting au niveau granulaire et peut faire des captures d’écran automatiques. Mais la solution renonce à d’autres fonctionnalités plus invasives comme l’enregistrement des frappes sur le clavier ou de flux vidéo live. « Nous considérons notre offre comme une plateforme d’analyse et de management de la productivité des collaborateurs », explique la PDG d’ActivTrak, Rita Selvaggi. « Cela permet à la fois aux employeurs et aux employés de voir comment le travail est réalisé et d’améliorer les processus de travail. »
Vison globale de l'entreprise
Selon Rita Selvaggi, l’entreprise cherche à fournir à ses clients une vision globale sur la performance des employés, basée sur les données, de façon à identifier les goulets d’étranglement dans les processus et à représenter avec précision la manière dont le travail est effectué. L’agent ActivTrak peut être installé sur le poste de travail d’un employé, les données collectées étant ensuite transmises à des serveurs hébergés sur le cloud de Google. Les informations sont visibles par les managers et les membres de l’équipe, avec une fonctionnalité de « team pulse » (pouls de l’équipe) qui fournit un récapitulatif hebdomadaire indiquant les membres les plus productifs. ActivTrak s’intègre également avec des solutions de business intelligence externes. Sa plateforme Data Connect permet par exemple aux clients d’exporter des données dans PowerBI ou de corréler les données ActivTrak avec les plateformes CRM ou RH, afin de faire des analyses plus en profondeur. Celles-ci permettent d’identifier de bonnes pratiques chez les employés les plus performants, souligne Rita Selvaggi. « Nous sommes convaincus que la valeur que nous pouvons apporter aux clients réside dans les données », indique-t-elle. « En comprenant la manière dont travaillent les employés, vous pouvez en déduire des façons d’améliorer la productivité, vous pouvez véritablement rendre le travail plus enrichissant – autant de bénéfices indirects résultant de l’utilisation des données. »
York International, client d’ActivTrak, utilise la fonction Data Connect pour envoyer les données utilisateur sur l’outil de visualisation PowerBI de Microsoft, offrant aux encadrants seniors un aperçu de la productivité des employés.
Pour Rita Selvaggi, le logiciel doit être utilisé pour accompagner les salariés, pas pour les contrôler à travers une surveillance intrusive. « Tant que des principes guidant la manière d’utiliser les données sont en place, ils déterminent la valeur de la plateforme », affirme Rita Selvaggi. « L’information versus la surveillance est un mantra important pour nous. Les données doivent avoir du sens, elles ne doivent pas nécessairement servir à la supervision ou à la surveillance seule. » Selon Rita Selvaggi, c’est avec cette vision en tête que l’éditeur travaille de façon proactive avec ses clients, afin de réfléchir à leur usage des données sur les employés avant de déployer la plateforme. « Nous avons étendu notre équipe d’onboarding afin qu’elle puisse soigneusement passer ces aspects en revue avec les nouveaux clients, en les interrogeant sur la manière dont ils comptent déployer le produit, le regard qu’ils portent sur les données, la façon dont ils souhaitent organiser ces données ou encore la manière dont ils incluent les employés dans la discussion – toutes ces questions », détaille Rita Selvaggi. « Nous espérons que cette tendance va se poursuivre et se développer au cours de l’année qui vient. En effet, nous pensons que c’est une réelle opportunité pour les managers d’être mieux équipés pour coacher les employés, en exploitant les données dans ce but. »
Un recours à la surveillance en hausse pendant la pandémie
Avec un nombre sans précédent d’employés contraints de travailler depuis chez eux à cause de la pandémie de Covid-19, l’adoption d’outils de surveillance a augmenté de façon significative. L’intérêt pour ces outils s’est reflété dans les requêtes sur les moteurs de recherche au printemps. Une étude de Top10VPN a montré une hausse de 108% des recherches avec les termes « logiciels de surveillance des employés » en avril, comparé à l’année précédente. Les requêtes avec « surveillance télétravail » étaient quant à elles en hausse de 5000%. Les organisations essayent de savoir si les employés qui travaillent à distance travaillent réellement ou pas », pointe Brian Kropp. « L’une des plus grandes craintes qu’ont eues les entreprises quand leurs employés sont passés en télétravail, c'était de savoir s’ils allaient travailler ou bien s’assoir sur leur canapé, regarder la télévision et manger des pizzas toute la journée. C’est pour cela qu’elles se sont vraiment intéressées à ces nouvelles solutions de surveillance des employés, pour leur force de travail aujourd’hui à distance. »
Rita Selvaggi, CEO d’ActivTrak.
Rita Selvaggi note une augmentation de la demande pour le logiciel ActivTrak, qui revendique près de 6500 clients grâce à la pandémie. « Cela a été significatif. La demande a très fortement augmenté au cours des mois de mars et avril, quand la pandémie imposait le travail à distance », relate Rita Selvaggi. « Il s’en est ensuivi un large afflux de nouveaux clients, qui continue actuellement, ainsi qu’une forte expansion auprès des clients existants afin de s’adapter aux besoins associés au télétravail. » StaffCop a également observé un intérêt croissant des clients à la suite des mesures de distanciation sociale durant la pandémie, a indiqué leur porte-parole. « Nous avons remarqué une hausse de la demande pour notre produit depuis le début de la pandémie, alors que la majorité des organisations ont commencé à travailler à distance et ont eu besoin de nouveaux instruments pour surveiller l’efficacité des employés et l’utilisation de leurs données (incluant leurs secrets commerciaux et les données personnelles des employés) », a-t-il précisé par e-mail. « Les télétravailleurs ont reçu un tracker de temps qui peut être utilisé pour prouver la quantité de travail réalisé à distance. » Les autres éditeurs d’applications de monitoring ont vécu le même phénomène. Time Doctor, par exemple, revendique un total de 83 000 abonnés, tandis que HubStaff et Awareness Technologies ont tous deux affirmé que la demande avait triplé depuis la pandémie. Même avant celle-ci, le cabinet d’analyse Market Research Future avait prédit que le marché des logiciels de surveillance des employés toutes catégories confondues atteindrait 3,84 milliards de dollars US en 2023, même s’il avait averti que les préoccupations liées à la vie privée pourraient ralentir cette croissance.
La demande de surveillance des employés et d’analyse de la performance ne concerne pas seulement le télétravail selon Rita Selvaggi. Avec la proportion de travailleurs de la connaissance en hausse dans la population active globale, ainsi que la dépendance accrue aux outils numériques pour effectuer le travail, la surveillance des employés n’est pas près de disparaître avec le retour dans les bureaux. « Il ne s’agit pas seulement du télétravail », estime Rita Selvaggi. « Le phénomène du travail à distance a attiré l’attention sur un problème qui existe depuis longtemps avec la transformation digitale du travail. Nous sommes restés sur une vision faussée de la manière dont le travail s’effectue, ou bien nous en avons une perception morcelée. » Selon elle, tous les outils de collaboration peuvent indiquer si les collaborateurs produisent quelque chose ou s’ils communiquent avec d’autres membres de l’équipe. « Mais ce qui vous manque est une vue globale de votre journée. Comment surviennent les interruptions ? Comment cela freine-t-il la progression de vos objectifs ? » Pour Rita Selvaggi, la pandémie a permis une prise de conscience utile auprès de tous ceux qui font un travail digital aujourd’hui. « La tonalité du débat est passée d’un simple ‘je veux voir ce que font les collaborateurs’ à ‘je veux voir comment ils travaillent’ et de quelle façon nous pouvons œuvrer ensemble pour rendre cette nouvelle réalité – susceptible de durer un certain temps – meilleure pour toutes les parties. »
Pourquoi utiliser des logiciels de surveillance des employés ?
York International, une société de courtage en assurance détenue par ses employés, basée dans le comté de Westchester dans l’état de New York, a déployé le logiciel d’ActivTrak dans le cadre d’un projet pilote sur le télétravail il y a environ un an. En suivant les niveaux de productivité, l’entreprise espérait que le logiciel répondrait aux inquiétudes du management à propos du télétravail. D’une certaine façon, l’outil a offert une contrepartie aux salariés : en fournissant des éléments précis sur les comportements de travail, ActivTrak a permis à l’entreprise d’offrir davantage de liberté et de flexibilité aux employés pour organiser leur vie professionnelle. « Il y avait un certain scepticisme à propos du télétravail, simplement car c’était l’inconnu », se souvient Myles Block, directeur des opérations chez York International. Le logiciel d’ActivTrak a permis de bâtir « un niveau de confiance » selon celui-ci. « C’était un proof-of-concept très en amont, qui a montré que les collaborateurs travaillaient réellement de chez eux. Ils ne sont pas assis au bord de leur piscine ou dans leur maison de vacances, ils travaillent. C’était bénéfique pour tout le monde. »
Myles Block, directeur des opérations chez York International.
Cette année, l’usage de l’application a été étendu, scrutant la productivité quand les 50 employés de York International ont dû travailler de chez eux en raison des mesures de distanciation sociale. Myles Block indique que celle-ci fournit une vue globale de la productivité et peut aider les employés à rester productifs en dehors du bureau. « Nous avons vu ceci comme une véritable opportunité, non seulement pour le management, mais pour les employés eux-mêmes. Tout ce que nous pouvons faire pour les rendre plus efficaces et productifs, et pour identifier les tâches sur lesquelles ils excellent, cela aide l’entreprise – et cela aide aussi l’employé », ajoute-t-il.
La surveillance détaillée des actions des employés n’était pas dans les objectifs du déploiement, selon Myles Block. « Si nous avions fait cela, même dans une PME comme la nôtre, il aurait fallu deux ou trois personnes à plein temps pour regarder les données. Ce n’est pas comme cela que nous souhaitons utiliser la solution. J’estime personnellement que ce n’est pas la bonne manière de l’utiliser. Personne ne souhaite être sous l’œil de Big Brother. Il faut un certain niveau de confiance, et je suis persuadé que nous l’avons avec nos employés », pointe Myles Block. Si les données de suivi peuvent aider à découvrir des problèmes de productivité individuels ou dans des équipes, cela ne remplace pas la perception et le jugement humain, souligne Myles Block. « Il peut y avoir des douzaines d’explications à l’inactivité de quelqu’un sur son poste de travail. Là encore, il s’agit de prendre en compte les autres aspects de l’équation que vous devez évaluer. Quels sont les livrables indispensables ? Est-ce que les employés tiennent leurs délais ? Quelle est la qualité de leur travail ? Pour cela il faut conserver sa faculté d’appréciation de manager. Je pense que toute personne qui cherche dans la solution un simple indicateur vert ou rouge sur la productivité des employés passe à côté de sa finalité. »
Par la suite, York International prévoit de continuer à utiliser l’outil quand les salariés retourneront au bureau. « Le proof of concept peut se poursuivre, maintenant que nous avons avancé sur l’orientation de notre stratégie de télétravail durant la crise », estime Myles Block. « Je serais très étonné si nous décidions de revenir à cinq jours de présence pour tout le monde à l’avenir. Nous allons pouvoir prendre de meilleures décisions pour définir notre stratégie de télétravail. » De fait, l’organisation étant co-détenue par ses employées, la transparence est clef pour Myles Block. « Nous sommes extrêmement transparents sur tout, en particulier notre situation financière. Nous pensons que c’est une partie importante de la culture interne, car nous ne sommes pas simplement des coéquipiers, nous sommes des co-actionnaires. » Selon Myles Block, « les collaborateurs veulent cette responsabilisation. Ils veulent cette transparence. Je pense que les employés responsables, qu’ils travaillent dans une entreprise appartenant à ses salariés ou pas, ils sont demandeurs de cette responsabilisation. Les collaborateurs voulaient cette transparence, car ils savent qu’ils travaillent, ils savent qu’ils sont productifs à la maison et ils veulent le prouver. »
Le malaise des employés avec les logiciels de surveillance
Pour beaucoup d’employés cependant, la surveillance rapprochée de leurs activités avec des logiciels de monitoring équivaut à une alerte rouge. Une enquête du syndicat du Royaume-Uni Prospect auprès de 1 800 travailleurs a révélé que près de 80% des répondants seraient « mal à l’aise » avec une technologie de surveillance via la webcam et que 66% se méfieraient de l’enregistrement des frappes au clavier. Un tel niveau d’inconfort peut nuire à la confiance des collaborateurs. Près de la moitié (48%) ont déclaré que l’usage d’outils de monitoring détériorerait leur relation avec leur manager, un chiffre qui grimpe à 62% chez les actifs de 18 à 24 ans. « La grande majorité des travailleurs sont très mal à l’aise avec l’idée de logiciels aussi intrusifs venant dans nos maisons ou sur nos portables », observe Andrew Pakes, directeur de la communication et des études de Prospect. « C’est un niveau d’intrusion jamais rencontré, en particulier dans les emplois de cols blancs. Nous risquons de foncer les yeux fermés dans une généralisation des logiciels de surveillance dans nos maisons, dans nos espaces privés, au prétexte d’adresser un besoin de santé publique – mais sans débattre des autres conséquences d’une telle situation », alerte Andrew Pakes.
Andrew Pakes, directeur de la communication et des études de Prospect.
Une surveillance renforcée peut augmenter la pression sur les employés, dans un moment où ils doivent trouver des compromis entre leurs engagements professionnels et le soin de leurs proches alors qu’ils travaillent de chez eux. « C’est un facteur supplémentaire qui peut ajouter du stress aux collaborateurs », estime Edgar Ndjatou, directeur exécutif de Workplace Fairness, un groupe de défense des droits des travailleurs basé à Washington, DC.
Les entreprises qui utilisent des outils de surveillance poussés sans en informer les employés s’exposent à un retour de bâton chez ces derniers ainsi qu’à une publicité négative. Aux États-Unis, il est légal de surveiller les employés sans leur consentement dans tous les états, sauf au Connecticut et au Delaware. Au Royaume-Uni et dans les pays soumis au RGPD (règlement général sur la protection des données), les employeurs ont l’obligation d’informer le « sujet concerné par la collecte de données », en l’occurrence les salariés. De fait, la banque internationale Barclays fait l’objet d’une enquête des régulateurs du Royaume-Uni, pour des allégations selon lesquelles elle utiliserait un logiciel de Sapience Analytics afin de surveiller les salariés à leur insu – une pratique qu’un syndicat du Royaume-Uni décrit comme « des tactiques dystopiques dignes de Big Brother ». L’institution financière a déjà fait l’objet de critiques auparavant pour avoir installé des capteurs de température afin de détecter si les salariés étaient à leur bureau. « Là où cela devient vraiment problématique, c’est quand vous suivez et surveillez vos employés, mais que ces derniers ne sont pas au courant », indique Brian Kropp du Gartner. « C’est dans cette configuration que vous avez beaucoup de reproches, de ressentiment et de frustration, ainsi que de la colère et des accusations d’absence d’éthique. »
La transparence implique de consulter les employés
Pour Brian Kropp, la transparence sur toutes les formes de surveillance est essentielle. Il recommande aux entreprises de créer « une déclaration éthique des droits du salarié » qui gouverne l’utilisation des données des employés en établissant clairement ce qui est collecté et mesuré. Il conseille également de placer ces règles au cœur des valeurs de l’entreprise. Les employés sont bien plus à l’aise avec le monitoring si l’entreprise explique à quoi cela sert et comment elle procède. Une étude du Gartner indique que 75% des sondés acceptent la surveillance s’ils sont consultés. À l’inverse, seulement un sur quatre estime qu’il est éthique pour une entreprise de collecter de l’information à leur insu. Ces résultats font écho au sondage de Prospect, qui indique que consulter les salariés avant le déploiement peut réduire les appréhensions. Environ un tiers (32%) des travailleurs à distance ont ainsi déclaré qu’ils seraient plus à l’aise avec les logiciels de surveillance si les syndicats ou les représentants du personnel étaient consultés au préalable.
Phoebe Moore, dans sa proposition au Parlement européen, recommande aux entreprises de consulter les employés et leurs représentants pour débattre du niveau de surveillance approprié, dans un processus de codétermination. Cela permet de s’assurer que les besoins des employés sont pris en compte dès le tout début à chaque décision de déployer des outils de surveillance. « Le design de tous les systèmes doit faire l’objet d’une négociation directe et être pratiquement développé avec les représentants des salariés », affirme-t-elle. « Il faut des experts au sein des syndicats et des instances du personnel, qui collaborent avec le management pour co-déterminer, co-concevoir et déployer les solutions ensemble, ce qui rend possible une forme de consentement. »
Un avis partagé par Edgar Ndjatou. « Si vous vous apprêtez à utiliser ce type de logiciel, faites au moins en sorte d’obtenir l’accord des employés au préalable. Invitez un ou deux représentants des salariés à la table, afin qu’ils connaissent la technologie et sachent pourquoi elle est utilisée, quelles informations sont collectées ou enregistrées, dans quel but et durant combien de temps elles sont conservées », prévient-il. « Communiquez, planifiez, faites-en sorte d’impliquer les salariés sur les données », suggère quant à elle Rita Selvaggi. « Ne vous contentez pas de les prévenir, recueillez leurs opinions, obtenez leurs retours, faites travailler les employés avec l’employeur sur la valeur de ce qu’ils observent. De cette façon, vous obtiendrez bien davantage de bénéfices sur les résultats recherchés. Vous en apprendrez probablement beaucoup sur vos salariés, vos managers et les applications sur lesquelles vous dépensez de l’argent. »
Les outils de tracking ne sont pas indispensables
Déterminer ce qu’est un réel consentement des employés peut s’avérer bien plus problématique qu’il n’y parait. Les salariés peuvent se sentir contraints de se conformer aux plans de l’entreprise, en particulier dans une période tourmentée et incertaine. « Quand vous demandez à un salarié s’il accepte d’être tracé et surveillé, vous devez vous demander s’il s’agit bien d’un véritable consentement, en tenant compte de la relation asymétrique qui existe entre l’employé et le manager », explique Phoebe Moore. « Quand s’assurer du plein consentement n’est pas toujours possible, il faut au moins une codétermination, il faut une discussion collective », ajoute-t-elle. « La relation de travail est un rapport de pouvoir », souligne Andrew Pakes. « Si votre employeur déclare que ceci est nécessaire, alors le ‘consentement’ est légèrement différent. »
Dans bien des cas, la productivité d’un employé peut être efficacement suivie et surveillée sans avoir besoin d’outils, rappelle Phoebe Moore. « S’il s’agit d’un travail en mode projet, la preuve est tout simplement le résultat. Si vous terminez votre projet dans les temps, je ne vais pas commencer à vous demander de pointer toutes les cinq secondes. Il s’agit de votre responsabilité », déclare-t-elle. « Il existe de nombreuses tâches qui ne nécessitent pas l’utilisation de technologies de surveillance », indique Edgar Ndjatou, qui suggère que les managers augmentent les points avec les employés et établissent des attentes claires en termes de productivité. L’utilisation de logiciels de surveillance doit être limitée, voire évitée, quand des méthodes de suivi moins invasives suffisent, selon Andrew Pakes. « Avez-vous vraiment besoin de la technologie ? Et si vous avez besoin de certaines fonctionnalités, la totalité est-elle nécessaire ? Il faut une meilleure compréhension de vos KPIs, de la performance que vous cherchez à mesurer, des résultats auxquels vous souhaitez parvenir, et il faut mener cette conversation avec vos salariés. C’est ainsi que vous construirez un bien meilleur partenariat social au travail et parviendrez à obtenir ce que vous souhaitez auprès de vos collaborateurs », conclut-il.
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