« Ce qui me dérange, c'est qu'on puisse croire que projet agile rimerait avec absence de cadre ». Associée au cabinet d'avocats Norton Rose Fulbright, Nadège Martin entend dissiper d'emblée un malentendu : opter pour une méthodologie agile n'est ni l'assurance d'éviter les risques de dérapage dans des projets menés avec des prestataires ni un prétexte pour limiter l'encadrement contractuel d'une prestation. Pourtant, bien souvent, l'argument est utilisé par les prestataires pour restreindre leurs responsabilités sur les projets.

« Le passage en agile constitue souvent un avantage pour les prestataires, qui démarrent avec un cadre moins strict que dans un projet classique. Par ailleurs, dans ce type de démarche, apporter la preuve de la responsabilité de l'une ou l'autre des parties est plus difficile, ce qui est indéniablement à l'avantage des prestataires », reprend l'avocate. « Et quand on cherche à renforcer les engagements contractuels des prestataires, notamment via des engagements de résultats, on déclenche de véritables levées de boucliers », précise Geoffroy Coulouvrat, associé sénior au sein du même cabinet d'avocats.

La tentation de zapper la négociation précontractuelle

Mais, souligne Nadège Martin, jeter la pierre aux seules prestataires serait trop facile : « leur discours trouve une résonnance chez les clients, qui font face à des timings raccourcis et estiment avoir désormais peu de temps à consacrer à la négociation précontractuelle. D'où l'attrait pour les méthodes agiles. » Autrement dit, si les méthodologies agiles, comme Scrum ou XP, présentent des intérêts opérationnels dans l'exécution d'un projet, elles peuvent aussi masquer une volonté de passer outre la phase contractuelle. Ou d'en amoindrir la portée.

Pour le donneur d'ordre, cette tentation de démarrer rapidement avec des contrats peu précis, en particulier sur le périmètre fonctionnel attendu, comporte une part de risques. La phase de cadrage étant alors plutôt logée en début de projet, lors d'ateliers de travail entre les équipes des entreprises clientes et celles du prestataire. « Ce qui signifie qu'en cas de différend sur le périmètre du contrat, il faut commencer par mener un véritable travail d'investigation pour établir les spécifications détaillées sur lesquelles les parties se sont mises d'accord, car elles ne sont pas annexées au contrat », remarque Geoffroy Coulouvrat.

Si le sujet n'est pas nouveau - les premières décisions de justice sur ce sujet remontant à 2015 -, le bureau parisien du cabinet international explique traiter en ce moment deux dossiers importants de précontentieux liés à des projets menés avec des méthodologies agiles et travailler sur un troisième dossier d'intégration de systèmes qui connaît d'importantes tensions. « Depuis deux ans, nous voyons passer de nombreux dossiers de précontentieux, avec des entreprises qui cherchent à sortir de contrats passés en agile sans y parvenir », relève Nadège Martin.

Souplesse signifie davantage de rigueur

Si le cabinet Norton Rose Fulbright indique ne pas avoir à proprement parler de contrat type pour les projets agiles, il souligne l'importance d'un certain nombre de clauses, « clauses qu'on va adapter au cas par cas sur la base de précédents assez aboutis sur des points clefs », précise Geoffroy Coulouvrat. Celles-ci entendent couvrir un certain nombre de risques. À commencer par les incertitudes sur le résultat final, ainsi que sur les délais et coûts qui seront nécessaires pour l'atteindre. « La souplesse qui caractérise les méthodologies agiles suppose une grande rigueur du côté des clients, qui doivent documenter chacune de leurs décisions, détaille Nadège Martin. L'implication des équipes du donneur d'ordre fait partie de l'essence même de ces méthodologies. Or, ce n'est pas toujours naturel et les projets souffrent parfois d'un manque de disponibilité des ressources côté client. Se lancer dans un projet où tout se décide au fil de l'eau n'est pas donné à tout le monde. »

Pour le cabinet d'avocats, le danger n°1 serait de transformer en simple obligation de moyens la prestation en agile . « Nous pensons que le passage en méthodologies agiles peut continuer à embarquer une obligation de résultat, à condition de bien la qualifier, car elle ne peut être ni générale ni générique », reprend l'avocate. Et de mettre en avant le jugement de la Cour d'appel de Paris en janvier dernier, qui a condamné un prestataire - Teclib - dans le cadre d'un projet agile qui a largement dérapé. « Même en méthodologie agile, le contrat protège, à condition d'avoir documenté tous les manquements du prestataire », résume Nadège Martin.

Prévoir des clauses de sortie à différents stades

Pour ce faire, le contrat se doit d'être très suffisamment précis, en commençant par définir les concepts clefs qui seront maniés lors de l'exécution. Comme le 'Product backlog' ou le 'sprint'. Reste alors à bien cadrer le budget et le périmètre du contrat. Pour Geoffroy Coulouvrat, miser sur un vrai forfait s'avère quasi-impossible, du fait de la construction progressive du besoin, tandis que le choix de la régie apparaît, de son côté, trop risqué : « on a donc besoin d'une bonne anticipation au moment de la rédaction du contrat, avec une estimation du budget, la définition de mécanismes de contrôle et d'alerte et de mécanismes de sortie du contrat, indique-t-il. Et cette sortie du contrat doit être anticipée dans un cadre normal, marquée par de bonnes relations entre les parties, mais aussi dans un contexte plus conflictuel. » L'avocat conseille aussi de prévoir des clauses de sortie à différents stades, permettant au client de s'extraire du contrat à sa convenance, de baliser les conditions de ladite sortie et de qualifier les manquements ouvrant droit à une résiliation du contrat pour faute (comme un nombre de bugs maximal par sprint).

Dans les méthodologies agiles, où client et prestataire doivent collaborer à l'avancée du projet, définir des procédures permettant de gouverner l'évolution du projet s'avère aussi particulièrement important. Par exemple, il s'agira de préciser comment sont arbitrés les besoins fonctionnels intégrés à chaque sprint. Le contrat devra aussi veiller à renforcer le devoir de conseil et d'alerte du prestataire, notamment en cas de dépassement budgétaire.

Une recette à la fin de chaque sprint

Côté client, reste désormais à respecter sa part d'engagements. Ce qui n'est pas forcément le plus simple. L'organisation même des projets agiles lui impose une nouvelle gymnastique, avec une phase de recette à l'issue de chaque sprint au cours de laquelle son équipe projet doit veiller à la conformité des fonctionnalités livrées au 'sprint backlog'. « Ce qui signifie qu'il faudra mobiliser les équipes internes par exemple chaque mois, en plus de la recette globale en fin de projet », souligne Geoffroy Coulouvrat. Et aussi anticiper ce qui doit se passer si la phase de recette ne se déroule pas dans les temps, retardant ainsi le sprint suivant.

« En pratique, les méthodologies agiles impliquent une disponibilité importante et régulière des équipes métiers, sinon le côté itératif de la méthodologie ne pourra pas être respecté et on assistera à des dérapages dans le planning », souligne Nadège Martin. Sans oublier le fait que ce manque d'implication fait courir un risque important à l'entreprise si un différend avec son prestataire la conduit jusqu'au procès. « Dans la jurisprudence française, c'est le manque de disponibilité et de collaboration de ses équipes qui est souvent reproché au client d'un projet mené en agile », souligne Geoffroy Coulouvrat.