Le Monde Informatique : Vous avez été élus personnalité IT de l’année 2023 par les lecteurs du Monde Informatique. Quel est votre sentiment ?

Olivier Vallet : Il s’agit déjà d’une vraie fierté et un honneur. C'est surtout une reconnaissance pour l'ensemble des collaborateurs de Docaposte et du groupe La Poste, qui a su mener en quelques années une grande transformation numérique. Ce prix nous fait très plaisir.

Que représente aujourd’hui Docaposte ?

Docaposte va approcher le milliard d’euros de chiffre d’affaires à la fin 2023, dont 5% effectués à l’international et compte aujourd’hui près de 8 000 collaborateurs. Ils sont répartis principalement en France, mais 5% de notre activité s’effectue à l’international. Nous disposons d’équipes en Espagne, Belgique, Maroc, Tunisie, Pologne ou encore en Roumanie.

Vous avez réalisé beaucoup d’acquisitions, est-ce que vous pouvez définir les différents pôles au sein de Docaposte ?

Il est vrai que notre politique d’acquisitions a été soutenue ces dernières années. Mais je précise et j’y tiens beaucoup que nous avons une croissance organique sur nos activités, qui est a minima en ligne avec le marché et souvent un petit peu au-dessus. Nous réalisons nos acquisitions sur la base de plusieurs critères. Le premier est de renforcer notre positionnement autour de la confiance et de la souveraineté numériques avec des entreprises qui ont déjà trouvé leur marché, disposant d’une certaine maturité et surtout bénéficiant d’un énorme potentiel de croissance et de développement. Le second est de renforcer des expertises métiers. Ces acquisitions viennent épauler nos quatre marchés prioritaires que sont la banque et l’assurance, le secteur public (Etat, collectivité), la santé et la digitalisation des ETI et des PME. Nous avons rajouté la verticale Education avec le rachat en 2020 d’Index Education, éditeur de Pronote.

Enfin un élément très important pour moi et qui fait qu’aujourd’hui nous avons réussi à intégrer ces sociétés, c’est le fait que des entrepreneurs ont envie de nous rejoindre, car ils croient au projet industriel que nous leur proposons. Il ne s’agit pas seulement de réaliser une opération financière ou capitalistique, mais bien de partager la conviction qu’en s’adossant à Docaposte, elle-même soutenue par le groupe La Poste, il est possible d’accélérer la croissance et le développement de ces entités. Il nous est arrivé de finaliser des acquisitions en l’absence d’une vision identique du projet industriel. Quand on est positionné sur la confiance et la souveraineté numériques, avec des valeurs telles que l’intérêt général, nous nous assurons que les entreprises qui nous rejoignent se fondent dans ce cadre.

Les dernières études concernant le marché des éditeurs montrent que 2023 sera une année de résilience avec des incertitudes économiques et un coup de frein sur le financement et la valorisation. Est-ce que vous percevez cette modification du marché ?

Il y a 2 choses à distinguer : ce que Docaposte va faire et ce que je perçois du marché, les deux constats n’étant pas liés. Chez Docaposte, nous avons connu une dynamique de croissance forte, l’année dernière nous avons réalisé 840 millions d’euros de chiffre d’affaires et cette année nous approcherons le milliard d’euros. Cette année a été boostée par l’acquisition de Maincare dans le domaine de la santé. De manière général sur le marché, il y a eu deux étapes cette année. Le début de l’année où il y a eu une croissance plutôt bonne, un emballement sur les salaires, des tensions sur l’emploi. Depuis la rentrée de septembre, nous sentons que la plupart des entreprises préparent l’année 2024 avec précaution. Elles sont en train de serrer les coûts, de réduire leurs investissements, et le nombre de partenaires avec lesquels elles travaillent. Il y a donc forcément un effet ricoché sur les différents intervenants du marché. Par exemple, le nombre de sociétés qui nous proposent des candidats et des profils aujourd’hui est plus important, alors qu’en début d’année on nous expliquait qu’il n’y avait pas suffisamment de ressources. Le marché est donc en train de se tendre. La question est de savoir si c’est une crise profonde qui va durer si c’est simplement la situation géopolitique et l’inquiétude générale qui fait que tout le monde se prépare à du gros temps.

Sur le volet transformation numérique, il y a le cloud avec Numspot. Où en êtes-vous aujourd’hui sur cette activité ?

Nous avons créé la société début 2023 et recruté son président exécutif, Alain Issarni, ancien DSI de la Cnam et de la DGFIP. L’équipe s’est structurée rapidement avec l’arrivée de nombreux collaborateurs. Elle devrait comprendre une centaine de personnes d’ici la fin de l’année. Nous disposons de la labellisation SecNumCloud pour la partie IaaS avec Outscale. Nous allons déposer un dossier pour la partie PaaS au milieu de l’année prochaine auprès de l’Anssi. Nous avons un très bon retour du marché sur le projet Numspot, notamment auprès du secteur public, des collectivités et de la santé. Nous avons été surpris par l’intérêt manifesté par les grandes entreprises, qui sur les données sensibles envisagent d’avoir une stratégie cloud hybride. Sur ce marché la réglementation européenne représente un fort enjeu, nous suivons avec beaucoup d’attention les discussions autour du schéma EUCS.

Etes-vous optimistes sur le fait que la position de la France sur EUCS gagne ?

Je pense qu'il faut être surtout réaliste avec l'Europe et être actif pour promouvoir la position de la France. Après le contexte géopolitique peut faire que le numérique passe au second plan. Néanmoins, je suis optimiste sur la réglementation européenne dans le sens où quand je suis arrivé chez Docaposte en 2017, nous nous sommes positionnés sur la confiance et la souveraineté numériques, qui n’étaient pas perçues comme essentielles. Aujourd’hui, ces deux sujets sont au cœur des discussions.

Qu’est-ce qui a changé par rapport aux promesses des cloud nationaux (projet Andromède puis Numergy et Cloudwatt) ?

Il y a aujourd’hui une maturité sur les questions de cloud qu’il n’y avait pas à l’époque. Depuis, le Covid est passé par là et il y a des enjeux cyber sont devenus très importants. Par ailleurs, les citoyens et les entreprises ont pris conscience qu’ils ne peuvent pas héberger leurs données n’importe où, ni n’importe comment. Il y a d’autre part une prise de conscience politique qui n’existait pas auparavant. Nous arrivons donc à un moment de l’histoire où le positionnement souverain de Numspot est pertinent par rapport à cette évolution du marché. De plus, il n’y a pas tant d’acteurs que cela sur ce segment spécifique. Pour faire la différence, nous allons utiliser des technologies françaises et européennes.

Avez-vous déjà des clients pour Numspot ?

Nous avons des premiers clients sur la partie IaaS et un pipe de projets importants. Nous avons aussi multiplié les partenariats. Une chose est sûre nous ne sommes pas en retard. Le sujet est de rester concentré sur nos priorités. Il ne s’agit pas de concurrencer AWS, mais d’adresser des secteurs de marché bien ciblés où la souveraineté et la sécurité sont importantes. Avec 4 actionnaires (la Banque des territoires, Bouygues Telecom, groupe La Poste et Dassault Systèmes) qui ont une surface financière solide, on peut y arriver. L’idée n’est pas de gagner de l’argent sur les trois premières années. Nous avons lancé Numspot car nous sommes convaincus qu’il faut un acteur souverain dans le cloud. Dès le départ, nous avons dit que notre offre tarifaire serait compétitive par rapport aux acteurs du marché, parce que je ne crois pas que les clients soient prêts à payer plus cher pour une solution bleu-blanc-rouge. Il faut trouver un bon équilibre entre la qualité de l’offre et le niveau de pricing.

Le problème réside surtout dans la richesse des services proposés par les fournisseurs de cloud comme AWS, Google Cloud ou Microsoft. Une diversité qui fait que certains programmes comme le Health Data Hub ont choisi un hébergement des données sur Azure. Quelle est votre position sur le sujet ?

Si la question est : est-ce que nous disposerons d’un catalogue de services aussi large et aussi élastique que les acteurs cités, la réponse est non. En ce qui concerne, le Health Data Hub, la vraie question qui se pose est celle des besoins spécifiques du secteur de la santé. Notre conviction est que Numspot répond aux besoins de Health Data Hub et que cela fait sens que cette grande plateforme nationale publique de données de santé soit hébergée sur un cloud souverain. Mais à un moment, il faut que le politique envoie des messages forts pour dire aux acteurs souverains, on souhaite travailler avec vous, on va définir la roadmap ensemble et on va investir pour vous donner les moyens de réussir. Aujourd’hui, le HDH ne dispose pas de l’autorisation de la Cnil pour se connecter au SNDS (système national des données de santé), alors que le consortium Agoria Santé porté par Docaposte l’a obtenue pour son entrepôt de données de santé. C’est paradoxal. Si on veut des acteurs européens, il faut les soutenir avec de la commande publique.

Cela signifie que vous regardez pour proposer des offres verticalisées ?

Oui clairement. Avec Numspot, nous nous positionnons sur la santé. Les hôpitaux, par exemple, n’ont pas encore opérés leur transition vers le cloud. Les collectivités ont aussi des besoins importants, tout comme le secteur bancaire et assurance. Nous souhaitons accompagner ces secteurs qui font face à avec des enjeux forts de souveraineté.

Docaposte s’est positionné sur l’IA générative. Est-ce que vous voyez l’intérêt et l’appétence des entreprises ou des collectivités sur ce sujet ?

Le lancement de notre solution souveraine d’IA générative est un très bon exemple de la méthode qui est la nôtre. Dominique Pons qui pilote notre activité santé a identifié un fort besoin de solutions permettant aux professionnels de santé hospitaliers de gagner du temps sur la synthèse des dossiers médicaux et la rédaction des comptes-rendus de sortie d’hospitalisation. A l’arrivée des patients, ils doivent analyser un nombre extrêmement important de courriers et de résultats d’examens. Dans un premier temps, nous avons regardé ce que l’on pouvait faire avec ChatGPT avec nos experts data et IA dirigés par Guillaume Leboucher. Les résultats étaient bluffants, l’IA générative est réellement un « game changer ». Comme il était hors de question de confier des données de santé à ChatGPT, nous avons cherché des partenaires sur le marché français. Nous avons sélectionné Aleia et LightOn avec qui nous avons réalisé un PoC présentés le 18 octobre dernier. Nous sommes maintenant en phase d’industrialisation. Nous irons jusqu’au bout pour démontrer la capacité de créer un business model sur l’IA générative. Nous avons déjà identifié d’autres cas d’usage intéressants, dans le secteur public. Une ou deux offres devraient voir le jour en 2024.

Comment tarifez-vous ces services ?

C’est tout le sujet de nos tests. Il faut que l’on expérimente pour évaluer le volume de data manipulé, et la puissance de calcul nécessaire. Une chose est sûre il existe vraiment des cas d’usage. En interne, nous avons testé ces outils avec nos développeurs. Nous avons observé un gain de 30 à 35% de productivité.

L’IA générative consomme beaucoup de ressources IT et donc pose la question du numérique responsable, qu’en pensez-vous ?

L'impact du numérique sur l'environnement est aujourd'hui bien documenté. Il y a consensus sur l'enjeu d'en maîtriser la trajectoire en combinant sobriété des usages et écoconception des services. La consommation d’énergie de l'IA générative est un enjeu à prendre en considération très sérieusement. Néanmoins, il me semble qu'une approche globale doit être adoptée. Ces technologies représentent également un formidable levier au service de la transition environnementale. Un exemple : l’éclairage intelligent entraîne des économies entre 50 et 80% d’économie. De notre côté, nos spécialistes de l’IA travaillent sur le déploiement de solutions numériques responsables telles que l’optimisation des tournées de collecte de déchets grâce à l’IA.

 

Est-ce que le sujet du numérique durable se reflète dans les contrats avec les clients ?

Le numérique durable est un sujet de préoccupation que nous partageons effectivement avec nos clients, mais aussi avec nos fournisseurs. Au-delà d'engagements généraux, nos clients veulent aujourd'hui connaître quel sera leur impact en utilisant nos solutions. 80% d'entre-eux intègrent des critères de notation sur la mesure d'impact, l'éco-conception ou l'accessibilité des solutions numériques. Cela peut atteindre, dans certains cas jusqu'à 20% de la note globale sur un appel d'offres. Le numérique durable devient donc un critère de performance business. Et c'est un cercle vertueux qui nous fait progresser collectivement. 

 

L’activité confiance numérique et identité est peut-être moins connue, que représente-t-elle ?

Nous sommes le seul acteur français à proposer une identité numérique garantissant un niveau substantiel de sécurité, équivalent à la présentation en face à face de votre passeport ou de votre carte d’identité. L’Identité Numérique La Poste opérée par Docaposte est utilisée par plus de 4 millions de citoyens. Elle a montré son efficacité dans la sécurisation du le compte personnel de formation, via FranceConnect+. 


Nous proposons également des solutions intégrées au parcours clients permettant de vérifier l’identité à distance grâce aux technologies d’intelligence artificielle et aux contrôles humains. Nous venons d’être certifiés prestataire de vérification d’identité à distance par l’ANSSI. Ainsi, dans le cadre d’une expérimentation lancée par le ministre Jean-Noël Barrot, nous testons une solution de vérification de l’âge visant à sécuriser l’accès à des web sites pour adultes tout en garantissant l’anonymat des utilisateurs. Enfin, nous travaillons également sur le développement du futur portefeuille numérique d’identité européen.

 

En termes de recrutement, arrivez-vous à séduire les candidats ?

Nous avons recruté 1 500 personnes en 2023. Je considère que Docaposte est une entreprise attractive pour plusieurs. La première est qu’il est plus facile de recruter quand vous avez une croissance forte et que vous vous développez. La deuxième est le sens que nous mettons dans nos projets. Nous travaillons sur des sujets qui transforment la vie des gens, la santé, l’éducation, l’identité numérique. Il y a par ailleurs l’état d’esprit de l’entreprise, chez Docaposte, il y a d’abord des passionnés de technologies qui ont une conscience de l’intérêt général.

Dernière question sur les évolutions de Docaposte dans les prochains mois et pour l’année prochaine ?

Nous allons poursuivre notre plan de développement pour lequel nous avons fixé la trajectoire ambitieuse d’atteindre 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires d’ici 2028. Nous devons répondre à plusieurs enjeux, le premier est de réussir avec Numspot, car c’est une responsabilité collective de disposer de solutions numériques souveraines. Le second enjeu porte sur l’accompagnement de la transformation digitale du système de santé par la data. Un autre axe est le numérique éducatif autour du développement d’une plateforme de services à destination des collectivités autour de logiciel de vie scolaire Pronote. L’international est enfin, un autre de nos axes de développement. Nous voulons y réaliser 15% de notre chiffre d’affaires d’ici à 2030. Pour atteindre nos objectifs, nous resterons actifs sur le plan des acquisitions. Enfin, je terminerais par un peu de teasing sur la cybersécurité portée par Guillaume Poupard. Il est probable que nous lancions une offre packagée prochainement à destination des ETI, des hôpitaux et les collectivités.