LMI. Comment êtes-vous arrivées dans la cybersécurité tant du côté académique que réserviste de la Gendarmerie Nationale ? 

Marlène Dulaurans. Alors souvent je trouve que ce sont des rencontres désynchronisées qui font que l’on emprunte un chemin auquel on n'était pas forcément destiné. Après avoir fait une thèse de doctorat en sciences de l'information et de la communication dans les années 2009-2012 j’ai entamé une amorce vers le digital et j'ai commencé à me spécialiser en analyse de discours sur le web social. Je commençais déjà à avoir un regard assez aiguisé sur la dimension performative des discours en ligne dans l'objet de ma thèse même si c'était orienté de manière institutionnelle.  

En parallèle j'étais passée par Sciences Po Bordeaux et dans le cadre de mes études j’étais très engagée dans la lutte contre les discriminations raciales. A l'époque, l'association dans laquelle j'évoluais travaillait beaucoup avec la Gendarmerie Nationale pour essayer d'enrayer les phénomènes de haine notamment dans les enceintes sportives. C'est de cette manière-là que j'ai commencé à approcher la Gendarmerie Nationale et pour mon stage de fin d'études à Sciences Po, elle m'a proposé en interne de réaliser un diagnostic sur la lutte contre les discriminations raciales en son sein et mettre à profit mon expertise en analyse de discours pour essayer de faire un état des lieux. J’ai ensuite effectué des travaux post-doctorat à l’Université de Poitiers et à l’Université de Lorraine, puis obtenu un poste à l'université Bordeaux Montaigne pour enseigner les écritures numériques au sein d'un département des métiers du multimédia et de l’Internet. 

Quels sont vos enseignements ? 

L'idée est de pouvoir accompagner les étudiants sur la manière dont on peut gérer sa réputation en ligne et ce que l’on écrit sur les différents réseaux sociaux conjugués à de l'analyse de discours. Je mets en place un atelier sur la gestion des traces numériques pour essayer de conduire les étudiants à adopter une posture plus professionnelle lorsqu'ils écrivent sur Internet. En source ouverte, je vais récupérer un petit peu toutes les traces numériques qui peuvent être gênantes embarrassantes voir compromettante. J'essaie d'en faire un joli medley complètement anonymisé et puis je montre toutes les bêtises que les élèves peuvent laisser en ligne pour essayer de les sensibiliser à l'impact négatif que cela pourrait avoir sur la construction d'une image professionnelle alors qu'il se destine eux-mêmes à devenir des experts du multimédia et de l'Internet. La visée pédagogique étant bien évidemment, dans une approche un peu provocante un peu choquante, de leur montrer les éléments dommageables et surtout derrière de nettoyer les réseaux sociaux pour essayer de vraiment adopter une posture plus professionnelle en ligne. Chaque année cela fonctionne très bien, ces cours sont attendus avec impatience. 

Compte-tenu de la sensibilité du sujet tout se passe-t-il toujours bien ? 

Une fois les étudiants sont revenus vers moi en me disant qu’il y avait quand même des propos tenus par un primo arrivant qui était très compromettant. C'était extrêmement sensible. Et il s'est avéré que cet étudiant avait déjà été identifié sur un forum. Même en utilisant un pseudonyme et un avatar on pouvait facilement faire le lien avec lui. Il s’agissait d’une blague grivoise au départ mais qui a mal tournée et pouvait donc être répréhensible par la loi. J'étais bien embêtée. Je ne pouvais pas faire mon cours habituel, je risquais de stigmatiser cet étudiant de soulever les mouvements féministes... C'est là où je me suis rapprochée de la Gendarmerie Nationale en demandant s'il n'y avait pas une personne en interne un spécialiste de la cyber qui pourrait faire figure d'autorité et expliquer que les traces compromettantes peuvent relever d'une qualification pénale et peuvent avoir une véritable incidence. Et c'est ainsi que l'on m'a adressé Jean-Christophe Fedherbe qui chapeaute la cellule Ntech auprès du groupement de Gironde et que l’on travaille depuis ensemble sur les phénomènes de cyber-harcèlement. 

Les femmes sont encore peu nombreuses dans la cybersécurité, peut-être même encore moins dans les métiers de cyber-enquêtrice : confirmez-vous cette situation ? 

Je pense qu'il y a un héritage historique qui a conditionné cet environnement qui est hégémoniquement masculin. La cybersécurité est souvent présentée sous l'angle des sciences dures, sous l'angle technique qui conditionne de manière assez genrée le parcours scolaire des élèves et ce sont plutôt les garçons qui choisissent cette orientation. On a assez peu démocratisé ces parcours vers les jeunes filles qui sont, non pas dissuadées mais en tout cas pas encouragées ce qui explique une absence d’égalité et de parité et la conservation d’un esprit quelque peu patriarcal. Alors certes c'est en train de changer. On se rend compte, par exemple dans mon département dans les métiers du multimédia et d'Internet, que l’on instaure une parité et que l’on essaye de recruter autant de garçons que de filles. On s'aperçoit que lorsque des jeunes femmes font du développement elles le font excessivement bien. Par ailleurs, on observe que la cybersécurité ce n'est pas que des sciences dures et qu’il y a aussi une approche des facteurs humains qui pour le coup constitue un environnement beaucoup plus féminin par une approche de la compréhension psychologique et sociologique des phénomènes sociaux où l’on va retrouver de véritables expertises féminines.  

Trouve-t-on par ailleurs aussi des femmes parmi les cybercriminels ? 

Oui et c'est très intéressant. Parce que si l’on commence à avoir de plus en plus de profils féminins dans la lutte contre les cybermenaces, on se rend compte également qu’il y a une approche de genre qui commence à émerger. Vous avez des femmes qui se sont spécialisés sur certaines violences en ligne et qui vont à leur tour exercer des menaces de genre dont les victimes premières seront les hommes. Il y a une approche bien particulière que j'étudie, il s’agit du snooping (espionnage) c’est à dire lorsqu’un conjoint ou ex-conjoint en environnement de rupture commence à fouiller dans son téléphone portable pour obtenir des informations. 

Nous nous sommes rendus compte qu’il s’agissait de mécanismes de violence la plupart du temps féminins et que c'est même la femme qui arrive à détourne des dispositifs numériques en sa faveur pour pouvoir espionner de manière malveillante leur partenaire ou ex-partenaire par exemple via de la vidéo-surveillance. Il y a des transformations, des pratiques cyber-malveillantes qui sont instrumentalisés par les femmes et dans lesquelles elles vont posséder une véritable expertise. Les femmes vont aussi jouer un rôle majeur, voire déterminant, dans la mise en place de cyberattaques, de cybermenaces et de cyber-chantages. 

Que pensez-vous de l’instauration d’une journée des femmes numériques et cyber ? 

Je n’aurais pas la prétention de dire qu’il en faut une ou pas mais je pense que l’on peut toujours les valoriser. En tant que femme on peut être très facilement actrice de sa vie dès lors que vous commencez à vous intéresser à une matière et que vous le faites avec passion. En fait, il n’y a aucune barrière qui vous empêche de faire de la cybersécurité, au contraire, les salaires sont même très avantageux. C'est extrêmement valorisé et peut-être que pour démocratiser cette féminisation professionnelle en parler c'est une bonne chose mais en il n'appartient qu'aux femmes de s'en saisir. Et quand je regarde autour de moi, les femmes qui ont investi le domaine cyber sont d'une efficacité redoutable alors peut-être qu'il faudrait en effet par moment ériger certaines ambassadrices pour montrer à quel point les parcours atypiques peuvent finalement trouver un écho dans la cybersécurité.  

Marlène Dulaurans est Maître de conférences en Sciences de l'information et de la communication de l'Université Bordeaux Montaigne, mais aussi membre du Laboratoire MICA, Equipe « Communication, Organisation, Société », responsable du programme de recherche CyberNeTic - Chef de Département Métiers du Multimédia et de l'Internet à l’IUT Bordeaux Montaigne. Marlène Dulaurans est aussi réserviste citoyenne pour la Gendarmerie Nationale en cybersécurité. Elle est intervenue sur la Cybermatinée Sécurité Bordeaux 2023 de LMI.