(Source EuroTMT) « Il ne faut pas se l'interdire si [la séparation fonctionnelle entre réseau et services] s'avère être le seul instrument à même de garantir une concurrence effective». Ce propos a été tenu par Bruno Lasserre, le président de l'Autorité de la Concurrence, devant le Club Parlementaire du Numérique, à la mi octobre. Si cette sortie a été passée sous silence, cela en dit long sur l'évolution du débat en cours dans les télécoms sur la question du cadre réglementaire. C'est l'avis de tous ceux qui connaissent Bruno Lasserre, ce haut fonctionnaire, ancien directeur général des télécoms et cheville ouvrière de l'ouverture à la concurrence des télécoms en France.

Or, pendant de longues années, et encore très récemment, Bruno Lasserre était un partisan convaincu de la concurrence par les infrastructures, chaque opérateur bâtissant son propre réseau à grands frais. Il était un opposant tout aussi convaincu de la séparation fonctionnelle des opérateurs historiques. Cette position était alors globalement en ligne avec les directives européennes sur la libéralisation des télécommunications qui se voulaient favorables à une concurrence par les infrastructures, contrairement à ce qui s'est passé depuis pour d'autres activités de réseaux.

Une facture de 25 milliards pour la fibre optique

Mais voilà, l'arrivée de la fibre optique est en train de faire exploser ce schéma, déjà mal en point depuis de nombreuses années. Pour une simple raison que tous les acteurs, quelle que soit leur position respective, partagent. La raison est qu'il n'est pas rentable de construire plusieurs infrastructures concurrentes. Qui plus est, personne, même pas les opérateurs historiques, n'en a les moyens. En France, si l'on veut équiper 100 % des foyers en FTTH (Fibre optique jusque dans l'appartement) coûterait environ 25 milliards d'euros, selon la dernière étude réalisée par l'Arcep. 

Partant de ce constat, les autorités nationales et européennes auraient donc pu se demander comment financer de la manière la plus efficace qui soit cet investissement, jugé essentiel pour la compétitivité des économies européennes, en évitant la gabegie des moyens financiers, tout en permettant à la concurrence d'exister. Il s'agit d'une question manifestement trop complexe, puisque la recommandation NGA européenne a mis deux bonnes années pour être entérinée, tout en répondant imparfaitement à la question. Elle propose notamment une mutualisation des investissements et ouvre aux concurrents l'accès aux fourreaux des opérateurs historiques. Mais elle laisse en fait les autorités nationales de régulation régler la question dans le détail. 

Un cadre impropre à la concurrence ?

Dès lors, on peut craindre que l'avance pris par les opérateurs historiques dans le déploiement des réseaux à très haut débit (VDSL, FTTC, FTTH) n'aboutisse au bout du compte qu'à un écrasement de la concurrence. Ainsi en Grande-Bretagne, si l'Ofcom a demandé à BT d'ouvrir son réseau FTTC à ses concurrents, le régulateur n'a pas fixé de tarifs, laissant ainsi le champ libre à l'opérateur. En France, malgré un cadre bien plus avantageux pour la concurrence, les opérateurs alternatifs critiquent aussi assez durement le processus. 

Les propos les plus sévères proviennent de Bouygues Telecom. Colloque après colloque, l'opérateur, souvent représenté par son directeur général délégué, Emmanuel Forest, affirme que le cadre mis en place par l'Arcep ne permet pas de préserver ni de développer la concurrence dans de bonnes conditions. Au coeur de son propos : « la concurrence par les infrastructures favorise l'opérateur le plus gros ». Et d'affirmer que si pour les zones moins denses, le système de délégation de service public (DSP) peut favoriser le déploiement de la fibre optique, il estime néanmoins que ce mécanisme sera mis à mal si l'opérateur historique déploie son propre réseau en face des DSP.  

Sa conclusion est donc logique. Il faut, à l'image de ce que tentent de réaliser les opérateurs alternatifs italiens, imposer la création d'un réseau national unique, en point à point, ouvert à tous les opérateurs. Une plaidoirie qui a semblé longtemps vaine, d'autant que SFR et Iliad ont bien tenté de constituer une agence commune pour déployer la fibre dans les zones moins denses, mais ce projet a capoté en raison de l'opposition de France Télécom.

Un seul réseau pour plusieurs services concurrents

Mais, au cours du colloque organisé par l'Avicca le 18 et 19 octobre, Jérémie Manigne, le directeur général innovation services et contenus de SFR, a surpris l'auditoire en relayant l'analyse de Bouygues. « L'ensemble des conditions réglementaires de la zone dense ont été posées a posteriori en raison du déploiement [déjà en cours] d'un réseau (celui de France Télécom, ndlr). Elles ne sont certainement pas optimum » a ainsi d'abord reconnu Jérémie Manigne.  Il a ajouté : « si un acteur unique continue à investir dans les zones moins denses et si [sa] juste rémunération c'est de retrouver la rente du DSL, les autres opérateurs ne pourront pas venir dans les zones moins denses. » Et lui aussi de demander « une concurrence par les services ».

A entendre ces opérateurs, le risque, si le cadre réglementaire n'est pas modifié, est donc triple : une insuffisance d'investissements privés, des investissements publics à risque et, au final, un renforcement de l'opérateur historique au détriment d'une concurrence fragilisée. Si, pour le moment, les pouvoirs publics paraissent peu perturbés par ces critiques, la publication par les opérateurs, vers la fin du mois de janvier prochain, de leurs plans d'investissements dans la fibre donnera la réponse finale au débat.

Photo : Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la Concurrence (D.R.)