C'est une nouvelle guerre froide que décrit le Financial Times dans un long article. Ou plutôt une guerre sous-marine, qui risque bien d'aboutir à une forme de balkanisation d'Internet. En toile de fond, la volonté des Etats-Unis d'écarter la Chine de tous les grands projets de câbles sous-marins, ces 1,4 millions de kilomètres de fibre optique qui sillonnent les océans du globe et acheminent les données entre les continents. Cette guerre larvée, motivée notamment par les craintes d'espionnage de Washington à l'encontre de Pékin, a ainsi abouti à bloquer la participation de China Telecom à un projet reliant la Californie à Singapour, la Malaisie et Hong Kong. Le retrait de l'opérateur chinois n'ayant pas suffi à rassurer le gouvernement américain, des milliers de kilomètres de câbles déjà posés reposent inutilement au fond du Pacifique. Soit des centaines de millions de dollars engloutis dans un projet impliquant également Meta et Amazon, selon le Financial Times.

Pour le quotidien, cette escarmouche s'inscrit dans une stratégie plus globale des Etats-Unis visant à empêcher la Chine de devenir un acteur majeur des câbles sous-marins. Le fournisseur chinois de ce type d'équipements ne pèse ainsi que 10% du marché mondial sur le réseau existant ou planifié, selon les chiffres du cabinet TeleGeography. Un marché dominé par le Français Alcatel Submarine Networks (ou ASN, 41% du marché), devant l'Américain SubCom (21%). Le Financial Times parle même d'un bannissement de facto de tout fournisseur chinois dans les projets de câbles, y compris ceux n'impliquant pas directement les Etats-Unis. Ce qui pousse les entreprises chinoises à développer leur propre réseau, une tendance qui pourrait déboucher sur une forme de fracturation d'Internet selon une logique de blocs.

Nouvelles routes de la soie numériques

« Est-ce que cela va créer un système où il n'y aura plus de connectivité, avec une quasi-guerre froide, bloc de l'Est contre bloc de l'Ouest ?, interroge ainsi April Herlevi, experte en politique économique de la Chine au Center for Naval Analyses (un organisme de recherche financé par le gouvernement américain). Je ne pense pas que nous en soyons encore là, mais je crains que ce soit la direction que nous sommes en train de prendre. » Même si jamais autant de données n'ont été échangées entre la Chine et les Etats-Unis, elles le sont de plus en plus via des routes indirectes.

Les câbles Internet ont longtemps été considérés par Pékin comme une composante numérique essentielle des nouvelles routes de la soie, la stratégie d'expansion économique et géopolitique du pouvoir chinois. Cette stratégie a permis au champion chinois des télécommunications Huawei de s'adjuger 15% du marché des câbles sous-marins en 2019, par l'intermédiaire de sa coentreprise Huawei Marine, qu'il détenait alors avec l'installateur de câbles sous-marins Global Marine, basé au Royaume-Uni.

Ni lié au territoire US, ni impliquant des entreprises US

Les sanctions imposées à Huawei par l'administration Trump ont donné un coup d'arrêt à cette expansion. Le groupe de télécommunications s'est désengagé de cette activité, la revendant à un fabricant de câbles chinois peu connu jusqu'alors, Hengtong Group. Renommée HMN Tech, cette activité n'est impliquée actuellement que dans deux projets de câble, tous deux reliant la Chine à des pays de l'Asie du Sud-Est asiatique et devant être livrés en 2024 et 2025. Il faut dire que, depuis les sanctions contre Huawei, le gouvernement américain a ajouté une nouvelle arme à son arsenal juridique : l'initiative Clean Network, qui interdit la pose de nouveaux câbles reliant directement les États-Unis à la Chine ou à Hong Kong

Mais, selon les experts interrogés par le Financial Times, les pressions de Washington ne s'arrêtent pas là. Et s'étendent à tout projet de câble qui envisage de passer des accords avec des entreprises américaines, notamment les géants de la tech. Or, deux-tiers de la bande passante de ces infrastructures sont utilisés par ces mastodontes que sont Amazon, Google, Meta, Microsoft ou Apple !

« Lorsque vous construisez un câble, vous devez vous demander quels clients vous allez cibler. Si vous voulez travailler avec des entreprises de grande envergure comme Google, Meta ou Microsoft, vous devez vous demander si vous voulez des équipements chinois », explique Chris Van Zinnicq Bergmann, directeur commercial du futur câble méditerranéen Unitirreno. Invariablement, « la réponse est non », ajoute-t-il. Et ce même si HMN Tech propose des tarifs de 20 à 30% inférieurs à la concurrence.